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Compétence technique, ce n’est pas dire assez ; on n’aurait pas une juste idée de la valeur plus générale du livre et de l’autorité croissante de l’auteur, si on n’y rattachait pas tout ce qui précède. De la première à la plus récente de ses œuvres, il y a comme l’achèvement d’un cycle. Qu’on veuille donc bien me permettre un rapide retour en arrière. Pour juger à fond cette Histoire de la guerre de Crimée, c’est d’abord l’historien qu’il faut connaître.


I

Dès le premier jour, les recherches de M. Camille Rousset sur la vie et les actes de Louvois lui ont procuré, on peut le dire, toute une masse de trésors. Son livre est vraiment une révélation. Nous savions-bien avant lui quel a été le rôle du grand organisateur ; une première tradition l’a dit, et bien des voix l’ont répété. On n’a d’ailleurs qu’à relire dans Mme de Sévigné l’admirable lettre du 23 juillet 1691 à propos de la mort de Louvois pour avoir comme une vision subite de cette destinée extraordinaire : « Le voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui tenait une si grande place, dont le moi était si étendu, qui était le centre de tant de choses ! Que d’affaires ! que de desseins ! que de projets ! que de secrets ! que d’intérêts à démêler ! que de guerres commencées ! que d’intrigues ! que de beaux coups d’échec à faire et à conduire ! Ah ! mon Dieu, donnez-moi un peu de temps ; je voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d’Orange. — Non ! non ! vous n’aurez pas un moment, un seul moment ! » Oui, sans doute, on n’avait qu’à se rappeler cette page, et l’on voyait apparaître le puissant homme d’état dans l’orgueil et la fièvre de son activité ; mais quelle était la nature de cet orgueil ? sous quelle forme éclatait cette fièvre ? où trouver le détail de cet effrayant labeur ? L’ancienne histoire résumait tout cela trop brièvement, soit pour l’éloge, soit pour le blâme. Montesquieu appelait Louvois un des plus mauvais citoyens de la France, en le plaçant, il est vrai, à côté de Richelieu désigné sous le même titre, Voltaire l’appelait le plus grand ministre de la guerre, en ayant soin toutefois de rapporter à Louis XIV l’inspiration de tous ses actes. Quelle est donc sa place véritable 2 quelle est sa véritable part ?

La critique de notre siècle aime ces enquêtes précises ; elle veut regarder les gens à l’œuvre et découvrir le secret des choses. Elle interpelle les témoins, elle décachette les lettres, elle écoute les amis et les ennemis ; si l’abbé Vittorio Siri, un contemporain, a dit un jour du ministre de la guerre : « C’est le plus grand commis et le plus grand brutal qu’on puisse voir, » elle ne craint pas de répéter ses paroles, à la condition de marquer avec précision ce