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Certes, s’il ne s’agissait ici que d’un artiste, d’un poète, d’un écrivain, peut-être hésiterait-on à le juger si sévèrement. En France que ne pardonne-t-on pas au génie ! Aussi bien que nous importe la vie privée de La Fontaine, de Molière ou de Racine ? Ils ont écrit les Fables, le Misanthrope et le Tartuffe, Bajazet et Athalie ; c’est assez, et si notre indiscrétion va fouiller leur histoire, il est entendu par avance que toutes leurs fautes, toutes celles du moins qui n’entament pas la vulgaire probité, nous les excuserons. Mais, quand on a travaillé comme Voltaire, pendant soixante ans à jouer un rôle sur la scène de l’histoire, et que, dédaignant les paisibles jouissances de l’artiste, on a tout fait pour devenir homme public, quand on a tout mis en œuvre, jusqu’aux pires moyens, pour confondre l’histoire de tout un grand siècle avec sa propre histoire, ce n’est plus l’écrivain seulement, c’est l’homme qui nous appartient et qui nous appartient tout entier. On ne divise pas Voltaire. Il faut prendre parti : l’applaudir, si vraiment il a mis les plus rares facultés qu’un homme ait reçues de la nature au service de la justice et de la vérité ; le blâmer, s’il n’en a, presque en toute circonstance, usé que dans son intérêt, dans l’intérêt de sa sécurité, de sa fortune, de sa réputation. Mais comment le juger, si, possédé de cette « rage de tout détruire sans rien édifier » qui exaspérait Rousseau, il n’a su qu’accumuler des ruines en laissant aux générations suivantes le soin de reconstruire ce qu’il avait jeté bas ?

Car ce fut sa suprême habileté que de mourir à temps. Déjà l’audace de ses propres disciples commençait à l’effrayer. Quand Condorcet fit paraître la Lettre d’un théologien à l’abbé Sabatier, le patriarche écrivit à l’abbé de Voisenon : « Il y a dans cette brochure des plaisanteries qui ont réussi et sur la fin une violence qu’on appelle de l’éloquence ; mais il y a une folie atroce à insulter cruellement tout le clergé de France à propos d’un abbé Sabatier. L’auteur prend ma défense, j’aimerais mieux être outragé que d’être ainsi défendu. » C’est qu’il avait marqué très nettement dès l’avènement de Louis XVI la borne où il prétendait s’arrêter. « Je l’estime trop, disait-il en parlant du nouveau roi, pour croire qu’il puisse faire tous les changemens dont on nous menace. » En effet, cette rage de remontrances et cette ardeur de réformes faisait trembler le vieil athlète. Il s’étonnait avec douleur qu’on osât dire que les rois tiennent leur autorité du peuple. « Le roi tient sa couronne de soixante-cinq rois ses ancêtres. » Déjà, quand avait paru le livre du baron d’Holbach, le Système de la nature, non content de le maltraiter très fort dans sa correspondance, il en avait entrepris une réfutation raisonnée. Sauf en religion, conservateur en toutes choses,