Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/386

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il faut voir de quel style moqueur, avec quelle verve méprisante il a parlé de la « canaille » en cent endroits de sa correspondance, et non pas dans ses lettres aux grands de ce monde, aux rois et aux princes, mais dans ses lettres « aux frères, » dans ses lettres à D’Alembert, dans ses lettres à Damilaville, ce commis au bureau des vingtièmes, facteur de l’Encyclopédie, qui n’attendait de l’avènement de la philosophie que la place de directeur-général des vingtièmes. Il faut l’entendre plaisanter les « garçons perruquiers du parterre, » et ce fou de Jean-Jacques, écrivant à Genève « à son marchand de clous et à son cordonnier, » et ce « pauvre peuple, qui ne sera jamais que le sot peuple. » Qui ne connaît ces lignes célèbres : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire : ils mourraient de faim avant d’être philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorans… quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu ; » ou celles-ci : « C’est à mon gré le plus grand service qu’on puisse rendre au genre humain de séparer le sot peuple des honnêtes gens pour jamais, et il me semble que la chose est assez avancée. On ne saurait souffrir l’absurde insolence de ceux qui vous disent : Je veux que vous pensiez comme votre tailleur et votre blanchisseuse ; » et celles-ci encore, qui peuvent servir de conclusion à la philosophie politique de Voltaire : « Bénissons cette heureuse révolution qui s’est faite dans l’esprit de tous les honnêtes gens depuis quinze ou vingt années ; elle a passé mes espérances. A l’égard de la canaille, elle restera toujours canaille, je ne m’en mêle pas. Je cultive mon jardin, mais il faut bien qu’il y ait des crapauds ; ils n’empêchent pas mes rossignols de chanter. » Ce fut pourtant cette canaille qui lui fit en 1778, quand il revint à Paris pour mourir, qui lui fit cette ovation triomphale et qui se pressait à travers les rues sous les roues de son carrosse en criant de ses milliers de voix : « Vive le défenseur des Calas ! »

Le défenseur des Calas ! En effet, une ou deux fois dans une vie de quatre-vingt-quatre ans, la générosité, le courage et l’éloquence de l’émotion l’emportèrent sur la prudence habituelle de Voltaire, — quoiqu’à vrai dire, si l’on mesure le courage aux dangers qu’il affronte, Voltaire ne risquât rien, pas même sa tranquillité, à prendre la défense des Calas, de Sirven ou de La Barre, et quoiqu’on ait singulièrement exagéré le rôle de Voltaire, passionnément dénaturé le caractère du premier tout au moins de ces tristes procès. Parce que Voltaire a détourné les questions dans son fameux Traité de la tolérance, parce qu’il s’est fait une arme contre les