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était évanouie, les « repas de Platon » étaient maintenant des « soupers de Damoclès, » la honte, le dépit, l’inquiétude, la crainte même, tout se réunissait pour hâter le départ du poète : le 26 mars 1753, à la parade, Voltaire prit congé de Frédéric pour ne plus le revoir. Le roi se vengea brutalement. On sait comment il fit arrêter à Francfort Voltaire et Mme Denis, qui venait de rejoindre son oncle. Les Mémoires de Voltaire, l’un des plus merveilleux pamphlets qu’il ait écrits, ont rendu justement immortel le nom du résident Freytag et son accent tudesque : « Monsir, c’être l’œuvre de poéshie du roi mon très gracieux maître. » Le docteur Strauss veut bien nous apprendre qu’en fait le rapport officiel dudit Freytag était d’une « orthographe irréprochable. » Tant mieux pour Freytag, mais son irréprochable orthographe n’excuse pas la brutalité de son gracieux maître, et si Voltaire n’avait jamais tiré d’un plus violent outrage de plus coupable vengeance, un Français lui pardonnerait aisément.

Les trois ans qu’il venait de passer auprès de Frédéric ne lui avaient pas été d’ailleurs inutiles. D’abord leurs disputes avaient fixé l’attention de l’Europe, et le retentissement, de leurs querelles avait égalé la réputation du poète à la réputation du roi. De cette intimité royale, dont il avait payé si chèrement le prestige, Voltaire sortait homme public. Pour les contemporains, dont le grand nombre ne connaît pas le détail des choses ni ne s’en inquiète, il avait reçu là comme une consécration solennelle de son pouvoir, il était émancipé de la condition d’homme de lettres, et désormais, avec les princes, avec les rois, avec les impératrices, il sembla qu’il eût pris rang et qu’il traitât d’égal à égal. Peut-être aussi dans la conversation de Frédéric, et voyant tous les jours à l’œuvre ce fondateur de la grandeur prussienne, avait-il complété, sous ce terrible maître, son éducation politique. C’est là sans doute, à Potsdam, à Berlin, qu’il avait puisé cette science de la réalité, cette défiance des idées et des maximes générales, ce souci de l’exactitude et cette précision du langage, qui sont, comme historien, son vrai titre de gloire et de supériorité. Frédéric, au moins quand il dépouillait l’homme de lettres, écrivait de ce style d’affaires, irrégulier, mais toujours lucide, incorrect, mais toujours nerveux, souvent prétentieux, mais toujours agissant, dont l’Histoire de mon temps est un excellent modèle : Voltaire se mit à son école et s’appropria, de génie les qualités du manuscrit dont il corrigeait la grammaire. Mais ce furent surtout ses qualités de polémiste et de pamphlétaire que les libres propos des soupers de Potsdam aiguisèrent. Auprès de Frédéric, il se perfectionnai dans l’art de mentir sans scrupule, de plaisanter avec cynisme, dans cet art difficile de prolonger, de soutenir le sarcasme, et dans cette habitude honteuse de