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Telles furent encore les amours de Mlle de Lespinasse et de D’Alembert, telles aussi les amours de Voltaire et de Mme du Châtelet.

Quoi qu’il en soit, ce serait injustice que de refuser à la marquise une part heureuse, une part glorieuse dans l’histoire de la vie et des travaux de Voltaire. Il trouva d’abord à Cirey cet asile sûr et ce refuge en pays étranger dont il avait si souvent besoin pour se mettre à l’abri des orages que son imprudence amoncelait périodiquement sur sa tête : orages prévus, imprudence calculée, qui ne manqua jamais de tourner au plus grand profit de sa gloire ou de ses intérêts. C’était sa manière de ranimer l’attention languissante et de passionner l’opinion, « de tenir, comme il le disait, ses bons Parisiens en haleine. » Mais surtout le service qu’Emilie rendit à son poète, ce fut de discipliner cette verve si prodigue et de régler en quelque sorte les dépenses de son inspiration comme elle faisait celles de leur commun ménage, avec parcimonie. Voltaire n’avait guère travaillé jusqu’alors que pour le monde. Quelques préfaces de tragédies, l’Histoire de Charles XII et les Lettres philosophiques étaient tout ce qu’il eût encore écrit de prose. De son séjour en Angleterre, il avait rapporté sans doute une certaine admiration pour Shakespeare, qu’il avait tenté dans Zaïre d’accommoder aux convenances de la scène française, — une certaine liberté de pensée, contractée dans la société des Bolingbroke et qui s’était précisément essayée dans les Lettres philosophiques, — une certaine façon de plaisanter, libre, froide, hautaine, mauvaise, dont il avait trouvé le modèle dans la manière de Swift, dans les Voyages de Gulliver et dans le Conte du tonneau. C’est de là que procèdent Zadig, mais surtout Micromégas et Candide. L’influence, les conseils, l’exemple de Mme du Châtelet, fixèrent ce qu’il y avait encore de vague et de flottant dans la pensée de Voltaire. En lui inspirant le goût de la science et de la philosophie, ce fut la singulière élève de Clairaut et de Maupertuis à qui revint l’honneur de transformer le poète en physicien et le tel esprit en philosophe. En effet, c’est à Cirey que Voltaire composa tous ses écrits scientifiques, dont quelques-uns ne sont nullement indignes de mémoire ; c’est à Cirey qu’il aborda la métaphysique, dont il revint si promptement, mais qu’il ne traversa pas sans profit, c’est enfin à Cirey qu’il écrivit son Siècle de Louis XIV, et qu’il rassembla, qu’il distribua, qu’il ordonna les matériaux de son Essai sur les mœurs des nations, modèle d’un art nouveau d’écrire l’histoire avec agrément, que l’on ignorait avant lui, que l’on affecte trop de mépriser aujourd’hui. L’Essai sur les mœurs n’a pas cessé d’être un livre bon à consulter en même temps que facile à lire ; et je ne sais si le Siècle de Louis XIV, après cent ans passés, ne demeure pas dans notre langue le précis le plus clair, le tableau le plus vivant de ce grand règne, s’il