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libraires, » qui le persécutaient de leurs importunités, il partit pour Cirey.


II

Ce sont de singulières amours que celles de Voltaire et de Mme du Châtelet, amours du XVIIIe siècle, impudemment affichées, amours de tête, où ni le cœur ni les sens même n’eurent beaucoup de part, échange d’un caprice de poète et d’une fantaisie de marquise. Il ne nous reste de leur correspondance intime que quelques lignes mutilées : « Voici des fleurs et des épines que je vous envoie, écrit Voltaire en 1736. Je suis comme saint Pacôme qui, récitant ses matines sur sa chaise percée, disait au diable : Mon ami, ce qui va en haut est pour Dieu, ce qui tombe en bas est pour toi. Le diable c’est Rousseau, et pour Dieu, vous savez bien que c’est vous. » Le badinage pourra sembler un peu grossier : il est toutefois dans le meilleur goût du XVIIIe siècle et dans la manière accoutumée de Voltaire. L’abbé de Voisenon, qui connaissait les huit gros volumes où Mme du Châtelet avait pris un plaisir de femme à réunir les lettres de Voltaire amoureux, nous apprend qu’elles contenaient « plus d’épigrammes contre la religion que de madrigaux pour sa maîtresse. » Nous n’avons pas de peine à l’en croire. Mme du Châtelet aima-t-elle moins modérément ? On le dit et il est vrai que pendant longues années, au seul nom de Voltaire les expressions passionnées s’échappaient de sa plume. Pourtant, quand cette muse de quarante ans tomba dans les bras de ce capitaine des gardes du roi Stanislas, Saint-Lambert, moins célèbre pour avoir chanté les Saisons que pour avoir enlevé Mme du Châtelet à Voltaire et traversé la passion de Jean-Jacques pour Mme d’Houdetot, comme on voit que son affection pour Voltaire n’en fut pas altérée, et qu’en changeant de nature elle ne diminua pas de vivacité ni ne changea seulement de langage, on hésite et l’on se prend à douter. Était-ce bien de l’amour ? Telle est en effet l’étrange perversion des sentimens au XVIIIe siècle qu’il est rare que l’on sache de quel nom les nommer. Ce sont des cas psychologiques, des singularités morales que l’on essaierait en vain de définir et de caractériser d’un seul mot : les sentimens de Mme du Deffand pour Horace Walpole par exemple, ou de Mme Geoffrin pour Stanislas Poniatowski. Ce n’est pas précisément de l’amour, mais c’est plus toutefois que de l’amitié, quelque chose de journalier, d’inégal, de personnel et de jaloux comme l’amour, je ne sais quoi d’indulgent et de protecteur, d’uni, de constant comme l’amitié ; l’égoïsme de l’amour, enveloppé de toutes les formes de l’amitié, l’exigence de la passion, dissimulée sous un masque d’indifférence et sous une affectation de politesse mondaine.