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le fanatisme. Aucune idée, plus que celle du pessimisme, n’est de nature à se transformer en sentiment ; aucune n’est plus naturellement appelée à triompher sans violence, à exercer sur les âmes une action pacifique, mais profonde, durable, qui assure le succès de son rôle historique. — Eh quoi ! l’expérience nous prouve tous les jours qu’une volonté individuelle, qui arrive à se nier elle-même, suffit pour triompher de l’amour instinctif de la vie ; elle a conduit à la mort volontaire bien des quiétistes et des ascètes, et cependant cette négation tout individuelle de la volonté est en désaccord avec les fins de l’Inconscient, et de plus elle est complètement stérile pour l’espèce humaine et pour la nature, elle ne peut produire aucun résultat métaphysique. Et ce qu’un individu peut faire pour lui-même, la masse de l’humanité ne le pourrait pas, quand il s’agit cette fois d’une négation universelle, conforme à la fin suprême de l’Inconscient ? Cette négation collective ne pourrait pas venir à bout du désir instinctif de vivre, quand un acte tout individuel de renoncement peut en triompher ? Qu’on songe seulement que toute entreprise difficile est d’autant plus aisément exécutée qu’elle l’est par le concours d’un plus grand nombre de volontés.

M. de Hartmann abonde en argumens pour nous faire comprendre la facilité et la vraisemblance de cet acte de libération suprême. L’humanité a encore devant elle bien du temps à sa disposition pour atteindre ce but avant de voir s’ouvrir cette période du refroidissement du globe que les savans nous font entrevoir et de l’extinction complète de la vie sur la terre. Qu’elle emploie bien ce temps qui lui reste pour vaincre les résistances que l’égoïsme, aveugle sur son propre intérêt, oppose au sentiment pessimiste et au désir de la paix éternelle. Elle verra s’adoucir peu à peu et s’émousser ces passions réfractaires sous l’action lente de l’habitude ; elle verra s’étendre et s’accroître à la longue, par l’effet irrésistible de l’hérédité, les dispositions pessimistes de chaque génération, concentrées d’abord dans un petit nombre de cœurs et d’intelligences d’élite. Dès aujourd’hui on remarque que la passion, malgré son énergie naturelle et sa puissance démoniaque, a considérablement perdu de son empire dans la vie moderne, et qu’est-ce que la passion, sinon l’illusoire attrait que crée en nous le désir de vivre ? Or on nous assure que les passions baissent sensiblement parmi nous sous les influences politiques et sociales qui tendent à égaliser et à émousser les caractères. Cet affaiblissement des instincts égoïstes sera d’autant plus sensible que se fera sentir le progrès de la raison et de la conscience[1]. Ce sera là un des

  1. Philosophie de l’Inconscient, XIVe chapitre.