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surpassait ce genre de vie qu’il imposait à ses disciples. — Il ne faut pas voir là quelque chose comme l’initiation à la vie éternelle et un moyen de gagner le ciel : c’est l’initiation à la suppression graduelle de tout désir, l’apprentissage du néant. C’est dans les quatre vérités que le Bouddha complète son enseignement en nous livrant les dernières formules de la délivrance et les opérations psychologiques qui l’accomplissent. Nous pouvons les résumer ainsi d’après l’exemple du Bouddha lui-même, recueilli par ses disciples et qui nous montre en acte la théorie qu’il avait enseignée[1] : Il franchit le premier degré de la contemplation, lorsqu’il est arrivé à connaître la nature de toutes choses et qu’il n’a plus d’autre désir que celui du nirvana ; mais là encore subsistent un sentiment du plaisir, le jugement et le raisonnement. Au second degré, le jugement et le raisonnement cessent ; au troisième degré disparaît même le sentiment vague de satisfaction provenant de la perfection intellectuelle ; au quatrième degré s’évanouit la conscience confuse de l’être : ici s’ouvrent les portes du nirvana. Maintenant ce sont d’autres sphères, où la parole et la pensée ne peuvent qu’à peine saisir l’innommable et l’intelligible. Quatre sphères s’échelonnent devant le Bouddha : la région de l’infinité en espace, la région de l’infinité en intelligence, puis la troisième sphère où il n’existe rien, enfin la quatrième où l’idée même de néant disparaît. Le nirvana est accompli ; le pèlerinage a été rude et long : dans cette dernière région, c’est le vide de toute forme et de tout être, de tout concept : ni idées, ni absence d’idées. L’absence sentie d’idées serait encore une idée ; ici rien, plus rien, pas même le sentiment du rien, qui serait encore quelque chose : c’est l’absolu rien.

Cette fois d’une région pareille on ne revient pas. Le nirvana ne lâche pas sa proie. Voilà à quelle hauteur vertigineuse s’est élevée l’intelligence contemplative de cet ascète indien ; voilà ce qu’il a imaginé pour échapper à l’horreur de la transmigration, pour briser le cycle éternel des existences dans lesquelles le brahmanisme enfermait l’âme misérable, condamnée pendant l’éternité aux travaux forcés de la vie. Voilà ce qu’il a audacieusement tenté pour détruire dans l’homme jusqu’à la dernière cause de l’être. Que cette folie métaphysique, cette ivresse de la mort, cette poursuite passionnée du non-être, que tout cela ait été inventé et propagé par une sorte de contagion irrésistible, parmi des races rêveuses, dans des populations innombrables, épuisées par la servitude et la misère, et qui trouvaient dans cet espoir

  1. Max Müller, opere citato, p. 345.