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qui nous attire à la souffrance et à la douleur. L’œuvre à faire est donc d’ordre intellectuel et moral, non physique. Ce n’est pas un coup de poignard qui détruira le charme, c’est la méditation, c’est l’ascétisme. — Schopenhauer arrive par un raisonnement analogue à la même conclusion, à la condamnation du suicide physique. Mais au XIXe siècle on n’ose plus parler de métempsycose, on nous parle de palingénésie. La différence n’est pas très grande. Pour Schopenhauer comme pour le Bouddha, pour Kapila, pour tous les philosophes hindous sans exception[1], il y a un principe d’être indestructible. Schopenhauer appelle la Volonté ce que les philosophes de l’Inde appellent Brahman, le fond mystérieux de tout être, la force universelle. Par la vertu de ce principe, la Volonté, rien de ce qui a été ne peut cesser d’être. De là deux conclusions, la renaissance indéfinie de l’être qui a cessé de vivre, moins l’intelligence et le souvenir, qui s’éteignent avec le sujet connaissant, — et la réapparition des qualités bonnes ou mauvaises, fruit des habitudes contractées dans les existences antérieures, ce qui constitue l’innéité du caractère dans tout homme venant en ce monde. — Soit la métempsycose, soit la palingénésie admise, le résultat est le même ; le suicide n’est pas un remède, c’est un expédient : celui qui se tue est un fou, il lègue à un successeur, qui sera lui-même, une volonté violente, enivrée des illusions de la vie, pour lesquelles il s’est stupidement frappé ; il n’a rien résolu, et tout est à recommencer. — Ce qui importe, ce n’est donc pas de mourir, mais de vivre en exténuant graduellement en soi l’amour de la vie, le désir, principe des renaissances sans fin, en éteignant graduellement la flamme de la vie, en persuadant avec une inflexible douceur au principe de l’être qu’on porte en soi de renoncer à lui-même ; c’est le suicide moral qui importe, le reste n’est rien.

C’est presque dans les mêmes termes que l’ancêtre philosophique de Schopenhauer, Çakya-Mouni, a posé et résolu le problème de la délivrance. Ce qu’il ne cessait de recommander par son exemple et ses théories, c’était, non de supprimer l’accident de la vie, nécessaire pour nous fournir le temps et comme l’étoffe matérielle de la méditation, mais de détruire le vouloir impérissable qui soutient l’existence ou la renouvelle sous d’autres formes ; c’était de s’élever à la conscience pleine et entière du malheur de l’être et de la déraison de tout désir, pour y puiser la force de mourir à soi, pour entrer après la mort dans le néant, pour cesser de renaître à la vie. « La vraie sagesse consiste à comprendre le néant de toutes choses, à désirer s’anéantir, s’éteindre, entrer dans le nirvana. » La libération s’obtient par l’extinction complète.

  1. Voyez Max Müller, Essai sur les religions, chapitre sur le Bouddhisme.