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peut-être quelque jour arrêter aveuglément. La vie serait absolument désolée et comme un enfer sans issue. « Pour nous, s’écrie Hartmann, qui reconnaissons dans la nature et dans l’histoire le mouvement grandiose et admirable d’un développement progressif, qui croyons au triomphe final de la raison de plus en plus éclairée sur les résistances et l’aveuglement du vouloir déraisonnable, nous confessons notre foi dans la réalité d’une fin, qui sera la délivrance de toutes les souffrances de l’existence ; et nous n’hésitons pas à contribuer pour notre part, sous la direction de la raison, à achever et à hâter l’œuvre suprême. » C’est ainsi que nous arrivons, par une conception raisonnée de l’évolution, à supprimer l’évolution elle-même.

Schopenhauer arrivait plus rapidement et plus directement à la même conclusion, par une déduction de la nature de la volonté, qui, dès qu’elle se réalise, ne peut être qu’effort, fatigue, activité contrariée. Tout être souffre, disait-il, n’étant qu’un degré d’objectivation de la Volonté ; toute vie est d’autant plus douleur qu’elle se sent davantage, et, comme la vie humaine représente à son degré le plus intense le vouloir-vivre, elle représente le maximum de douleur dans le maximum de la conscience. Notre monde est, par la nature même de son principe, le plus mauvais des mondes possibles. De là se déduit immédiatement et sans tant de détours la nécessité de la destruction scientifique de l’être et de la vie. — Ainsi se rencontre, dans la même conclusion pratique, le pessimisme résolu et absolu de Schopenhauer avec le pessimisme mixte et contradictoire de Hartmann, qui soutient que le monde est le meilleur des mondes possibles, étant donné le fait de son existence, lequel est la pire des choses, pire que le néant. — Une déraison organisée logiquement, voilà pour lui le monde actuel ; une folie rationnellement administrée et conduite jusqu’au point où elle se convaincra elle-même qu’elle est une folie, voilà la délivrance.

Mais par quels moyens obtenir ce résultat ? Avant d’aborder l’étude du grand remède, de celui qui doit être finalement appliqué au mal de l’existence, indiquons quelques-uns des remèdes provisoires qui ont été proposés par les philosophes pessimistes, non pour détruire le mal, mais pour le réduire, pour en suspendre momentanément ou les ravages ou le retentissement dans la conscience. Ces expédiens, imaginés contre la sensation actuelle du mal, se réduisent à deux : la science et l’art. Par la science comme par l’art, le sujet du vouloir, l’individu, le malheureux esclave de la vie, peut échapper pendant quelques instans à la conscience de son individualité et atteindre un degré supérieur de liberté, de paix et de sérénité où si peu qu’on s’y tienne on trouve quelque