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employé à la comptabilité des billets ; il avait été désigné à l’unanimité, et ce choix était excellent. En effet, le capitaine de la Banque était un ancien chef de bataillon en retraite, officier de la Légion d’honneur, sorti du 26e de ligne après une carrière militaire irréprochable, et se nomme M. Bernard. C’est un homme qui n’est plus jeune, intrépide par habitude, sagace, prudent, très libéral, ayant accepté sa mission avec dévoûment et s’étant toujours montré de taille à lutter contre les événemens auxquels la défense de la Banque l’exposait plus que tout autre. La vie ne lui a pas été clémente, et, si je n’étais retenu par des scrupules que la discrétion m’impose, il me serait facile de prouver que nul autant que lui ne sait pousser loin le respect de son nom et l’esprit de sacrifice. Il aimait ses soldats improvisés et leur inspirait une très sérieuse confiance ; où « le père Bernard » aurait voulu, il les aurait menés ; il marchait en avant, et l’on emboîtait le pas. Pendant toute la durée de l’investissement, le service intérieur et le service extérieur furent faits avec une régularité absolue. On s’était « militarisé, » on avait appris à manier les armes, à marcher au pas, à « se sentir les coudes ; » c’était comme une tribu dont les membres se reconnaissaient, dont chacun était naturellement dévoué à l’œuvre commune, et qui ressentait le petit orgueil d’appartenir à une sorte de corps d’élite, recruté parmi des hommes de même fonction, habitués à vivre ensemble, de même famille, pour ainsi dire. Aux heures de péril, pendant la commune, cette organisation, qui subsistait, qui s’était fortifiée, fut pour quelque chose, pour beaucoup peut-être, dans l’espèce de respect que la Banque inspirait aux fédérés de l’absinthe et du haillon rouge. On faisait gaîment son devoir ; au premier signal, on quittait les comptes courans pour revêtir le harnois de guerre, et M. Bramtot, simple garde du premier peloton de la compagnie n° 7, a célébré sur la lyre ce bataillon sacré de la comptabilité :

Huit heures vont sonner au cadran de la Banque ;
La compagnie est là, sur deux rangs ; nul ne manque,
Et les fiers employés, semence de héros,
S’alignent, l’arme au bras et le sac sur le dos.
Qu’ils ont l’air belliqueux sous leur nouveau costume !
Le fusil dans leurs mains a remplacé la plume,
Et tous font à l’envi, changeant d’ambitions,
La manœuvre aussi bien que les additions !


On était bien énervé alors ; tout pesait lourdement sur Paris, et cependant de ces premiers mois de siège, on peut dire encore : c’était le bon temps ! Contre le désespoir même, on espérait ; on s’entêtait à croire que les efforts de la province combinés avec ceux de Paris finiraient par rompre le cercle de fer qui nous étreignait.