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ceux de ses amis qui n’avaient pas voulu le suivre. Il avait cru ne pas pouvoir faire autrement, il avait cédé à la violence des choses ; il en souffrait plus qu’il ne l’avouait peut-être, et si, ses anciens amis mettaient quelquefois dans les conversations une amertume qui pouvait être encore un dernier hommage à un lien brisé et regretté, il ne se défendait pas de son côté d’un sentiment grave et triste. Il ne rencontrait pas sans émotion devant lui l’opposition de Royer-Collard, il ne restait pas indifférent aux sévérités du duc ou de la duchesse de Broglie. « Oui, lui écrivait le fidèle Froc de La Boulaye répondant à ses préoccupations intimes, oui, il est douloureux, il est déchirant d’être forcé de sévir contre des hommes de talent, capables d’honorables déterminations et qui ont rendu d’importans services… S’il ne fallait pour gouverner que la sueur du front, ce serait peu de chose. Les angoisses du cœur ne sèchent pas si vite. La réflexion, le devoir, puis le manteau rouge du cardinal : » De Serre, ce me semble, ne jetait pas si promptement le « manteau rouge du cardinal » sur le passé, puisqu’après bien des mois, à un moment où il avait une grave résolution à prendre, il écrivait dans la plus profonde intimité à sa femme : « Dans les premiers temps de ma course politique, j’ai eu des amis en la supériorité de lumières et d’expérience desquels je me confiais. Je ne suis plus dans ce cas et dois me décider par moi-même. » Il gardait sa secrète blessure jusque dans les entraînemens des luttes nouvelles qu’il avait à soutenir, où en épuisant ses forces il ne cessait de grandir par le talent, par le courage, par tout ce qui faisait de lui un orateur puissant et redouté, le premier des parlementaires de son temps.

Il était fait pour la tribune, et nul certes n’est resté une image plus vive du pouvoir de la parole que De Serre dans ce monde brillant de la restauration où les talens de tribune s’élevaient et se déployaient à la fois de toutes parts, sous tous les drapeaux. — Royer-Collard avait son éloquence à lui, une éloquence méditée, presque auguste, ample de pensées et de forme, nourrie de philosophie et parfois relevée d’une ironie qui semblait tomber de haut. Il se complaisait dans les enchaînemens magnifiques de théories et d’observations sur le gouvernement des sociétés, sur la moralité des révolutions, sur les droits de la raison, et volontiers il aiguisait ses jugemens dans un trait d’un tour imprévu, dans un axiome frappant et ineffaçable. Il planait sur les choses et sur les hommes, ayant naturellement la majesté du langage et par instans l’épigramme superbe. — Camille Jordan, sans s’élever à ces hauteurs, avait la parole sentimentale et pathétique. Il touchait par l’onction et l’ingénuité d’une nature honnête déjà mortellement atteinte. Un de ses plus piquans adversaires l’appelait dans une débauche de