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pouvaient pas être malades sans intention ! À l’heure qu’il est du moins, malgré l’apparente opportunité du contre-temps, ce n’est point un prétexte fictif. Le prince Gortchakof, avec ses quatre-vingts ans, après les fatigues des derniers mois, est bien réellement atteint d’une manière assez grave pour être contraint à un repos momentané ; M. de Bismarck est indubitablement retenu dans ses terres du Lauenbourg par une indisposition pénible, irritante, quoique peu dangereuse. La maladie de l’un et de l’autre n’a rien d’imaginaire, et par cela même toutes les négociations ont dû nécessairement être un peu contrariées. Jusqu’à quel point cependant les deux chanceliers, fussent-ils bien portans, pourraient-ils se promettre de dénouer par leur diplomatie cet inextricable nœud oriental ? Que s’est proposé M. de Bismarck en se chargeant tout récemment de ce rôle de « courtier honnête » dont il parlait il y a trois mois, en prenant, en un mot, au nom de l’Allemagne, l’initiative d’une sorte de médiation entre l’Angleterre et la Russie ? Cette médiation, que l’incident de la double indisposition des chanceliers a interrompue, est peut-être une phase nouvelle dans les affaires d’Orient, elle n’en change pas l’essence et elle ne modifie pas la logique de toute une situation.

Au premier abord, et sans qu’on puisse préciser encore l’origine réelle de cette idée, M. de Bismarck, avant d’en revenir à un congrès sans lequel rien ne peut être définitif, aurait tenu à commencer par un préliminaire de conciliation entre la Russie et l’Angleterre. Il aurait voulu faire accepter par deux puissances qui ne sont point en guerre une sorte d’armistice en vertu duquel l’armée russe, qui est autour de Constantinople, et l’escadre anglaise, qui est dans la mer de Marmara, auraient quitté respectivement les positions qu’elles occupent et se seraient retirées à une distance égale ou équivalente. La proposition n’a point été déclinée en principe. On ne décline pas en principe une idée qui peut conduire à un arrangement. La combinaison n’était pas moins bizarre. La difficulté était surtout d’établir une parité entre des forces d’une nature si différente, de régler les mouvemens de ce que M. de Bismarck lui-même, dans son langage humoristique, a appelé « l’éléphant et la baleine, » de fixer des distances, de déterminer des garanties dans le cas d’un insuccès définitif des négociations. Y aurait-il par exemple égalité entre l’armée russe, maîtresse du pays, s’éloignant tout au plus de quelques marches, et la flotte anglaise revenant à Besika, repassant le détroit des Dardanelles, au risque de voir la porte de la mer de Marmara se refermer sur elle ? Ce n’est pas tout. Que devenait la Turquie en tout cela ? La Turquie n’a point sans doute une existence bien robuste et bien assurée ; elle existe pourtant à demi, elle est censée être neutre entre la Russie et l’Angleterre, entre « l’éléphant et la baleine. » Sur quoi se fondait-on pour disposer sans son aveu de son territoire et de la mer dont elle est souveraine, pour la laisser