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du règne d’Alexandre II, on crut que c’en était fait du vieux régime, qu’un âge nouveau venait d’éclore riche de promesses et d’espérances. Il a suffi du double attentat de Berezowski à Paris, de Karakosof à Saint-Pétersbourg pour tout remettre en question, et aujourd’hui comme jadis, en dépit des hatti-houmaïoun, il y a en Russie quelque chose de plus puissant que les lois, de plus respecté que les ministres eux-mêmes, c’est la fameuse 3e section. — « Sous le nom innocent de 3e section de la chancellerie impériale existe à côté et au-dessus des ministères la police secrète, création du comte Benckendorf, destinée à réduire en système, à exécuter réglementairement la mise en surveillance de tous les habitans suspects de la sainte Russie. Dans chaque ville russe de quelque importance règne un colonel ou un capitaine de gendarmerie, vêtu d’un uniforme bleu de ciel, dont les fonctions ne sont définies ni restreintes par aucune loi ; mais chacun sait qu’il est appelé à surveiller le gouvernement de la province, tous les fonctionnaires, toutes les autorités, et qu’il a le droit de s’immiscer dans tous les cas intéressans et d’exiger qu’on lui en fasse un rapport. Cet officier bleu de ciel est d’habitude un aimable homme, d’une politesse exquise ; il est membre de toutes les sociétés, de tous les cercles ; mais en même temps il est le chef d’une classe de gens dont il reçoit les visites après le coucher du soleil, et qui l’entretiennent de certaines affaires dont aucun sujet loyal, dévoué à son souverain, ne doit être curieux[1]. »

L’officier bleu de ciel a d’ordinaire tant d’agrément dans l’esprit, tant d’aménité dans les manières, qu’il est recherché de tout le monde ; mais on le recherche en le craignant, on le craint en le recherchant. En général, il est incorruptible, il ne fait point acception des personnes, et ses pouvoirs sont illimités ; bien audacieux serait le magistrat qui oserait lui réclamer un prévenu en faveur duquel a été rendue une ordonnance de non-lieu. Il prononce des jugemens sans appel, il délivre des lettres de cachet. Il lui suffit d’un mot pour qu’un fonctionnaire qui a encouru sa disgrâce soit mis à pied ; il suffit d’une ligne de son écriture pour qu’un malheureux soit expédié en Sibérie sans autre forme de procès ou confiné dans la triste solitude d’une ville de province, située sur le versant occidental des monts Ourals. Lui-même n’a de comptes à rendre qu’à son supérieur, au chef de la haute police, au chef de la 3e section, et ce chef est après l’empereur l’homme le plus considérable, le plus important personnage de l’empire. Il sait tout, il peut tout, il tient tous les fils, il fait jouer à sa guise les ressorts les plus cachés de la machine de l’état. Il l’emporte en influence sur les ministres, qui, renfermés dans leur ministère, ne peuvent parler à l’empereur que des affaires de leur département ; il a le droit

  1. Aus der Petersburger Gesellschaft, p. 23.