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Netchaïef, et pour avoir rencontré Netchaïef, elle passa deux ans dans les casemates d’une forteresse, sans qu’elle pût savoir de quoi on l’accusait. « Pendant deux ans elle n’a vu ni sa mère, ni aucun de ses parens, ni ses connaissances. Point d’occupation. Le seul visage humain qui se montrât à elle était celui du gardien chargé de lui apporter sa nourriture, ou le factionnaire qui regardait à travers la fenêtre en demandant : Mademoiselle, comment vous trouvez-vous ? » — A ses yeux de vingt ans, la vie apparaissait sous les traits d’un agent de police, et à l’âge où un cœur de femme entend chanter le printemps éternel, ses oreilles n’entendaient que le bruit des verrous, le cliquetis d’un fusil, le pas cadencé d’une sentinelle et les sonneries monotones de l’horloge d’une forteresse, annonçant à ses prisonniers des heures vides, aussi pesantes que des siècles. Lorsque cette pauvre fille fut sortie de son cachot, la police ne lâcha pas sa proie. Elle fut internée dans un gouvernement lointain, puis relancée de ville en ville, de bourgade en bourgade, se sentant toujours poursuivie par des regards obliques, par d’outrageux soupçons qu’elle ne méritait point et par un crime qu’elle n’avait pas commis. — Vous êtes libre, lui disait-on ; conduisez-vous bien, et présentez-vous tous les samedis au commissariat. — O cruelles ironies de la police ! Vera Zassoulitch n’est pas devenue folle ; mais son âme fut envahie par cette tristesse russe qui a l’immensité et le silence des steppes ; de toutes les tristesses humaines c’est la plus triste.

Ceux qui l’ont soupçonnée d’avoir été la maîtresse de Bogolubof la connaissaient bien mal. Elle n’a jamais vu Bogolubof, et quand elle a chargé son revolver, elle n’obéissait pas à un ordre de son cœur. Il n’est pas permis à une jeune nihiliste d’avoir un cœur ; il lui est défendu d’aimer Bogolubof, il lui est défendu de s’en faire aimer, et c’est pour cela qu’elle porte des lunettes et qu’elle coupe ses cheveux. La Russie est le pays des passions abstraites, des fureurs froides et des ivresses dogmatiques. Les nihilistes appartiennent tout entiers à leur idée ; ils la voient quoiqu’elle n’ait pas de visage ; ils l’entendent parler quoiqu’elle n’ait pas de voix, et ils sont prêts à lui sacrifier tout, leur fortune, leur vie, leur conscience même, bien que ce dieu sourd et sans merci n’ait pas d’autre récompense à leur offrir que la paille d’une casemate ou les neiges de la Sibérie. Les poètes sont des voyans ; Ivan Tourguenef avait deviné Vera Zassoulitch, quand il a peint l’héroïne de ses Terres vierges, sa Marianne Vikentievna, qui a juré de s’offrir en sacrifice au Moloch moscovite. Comme Marianne, Vera n’était pas malheureuse de son propre malheur, elle souffrait pour tous les opprimés, pour tous les déshérités, ou plutôt elle ne souffrait pas, elle s’indignait, elle se révoltait ; elle était irritée à la fois contre son impuissance et contre le bonheur « des gens calmes, gras, rassasiés. »