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le panslavisme prétend revendiquer. Cet état de choses a produit entre les Russes et les Grecs un refroidissement, puis une suspicion mutuelle, enfin une sorte de rupture qui s’est manifestée dans ces derniers temps par le schisme de l’église bulgare. Au panslavisme, les Grecs ont opposé le panhellénium, et font valoir toutes les raisons, tirées de l’histoire, de la géographie et de l’ethnologie, qui peuvent établir les droits de l’hellénisme.

Nous n’aborderons pas ici cette question de droit, trop importante pour être traitée en quelques lignes. Nous recueillerons seulement dans l’Histoire de la civilisation hellénique un aveu que nul Hellène ne répudiera : c’est qu’en face du vieil équilibre européen il y a deux peuples qui poursuivent la destruction de l’empire ottoman ; ce sont les Russes et les Hellènes. Les Russes viennent du dehors, et procèdent par voie de conquête. Les Hellènes ne sortent pas de chez eux, et procèdent par insurrection. La Crète s’est insurgée trois fois depuis quarante ans ; elle s’insurge aujourd’hui pour la quatrième fois. La Thessalie, l’Épire, la Macédoine et d’autres pays grecs de Turquie se soulèvent aussi. L’Europe peut empêcher la Russie d’atteindre Constantinople, parce que l’Europe est plus forte que la Russie ; elle ne fera pas que deux civilisations antagonistes, l’hellénisme chrétien et l’islam, puissent contracter mariage et vivre ensemble. La politique des Hellènes est très simple : ils savent, et l’expérience a prouvé, que ni leurs insurrections, ni les démêlés de la Russie et des Turcs ne pourront se régler sans l’intervention de l’Europe. Ils savent aussi que les sacrifices d’hommes et d’argent faits par l’Europe en faveur de la Turquie sont restés vains, qu’ils ont eu pour récompense les assassinats de Djedda et de Salonique et une banqueroute de plusieurs milliards, et qu’enfin la guerre de 1870 a ruiné l’équilibre européen beaucoup plus que ne pourrait le faire la disparition de la Turquie. Ainsi, au milieu des ténèbres où se débattent les chancelleries, la question d’Orient se simplifie de plus en plus, grâce à la renaissance de la civilisation hellénique. Elle se ramène peu à peu à une réparation du désordre causé par les croisades et par les guerres qui les ont suivies, à la reconnaissance des droits d’une nation qui fut alors imprudemment sacrifiée et à des garanties à prendre contre l’esprit de conquête, de quelque côté qu’il vienne. Au fond, dans cette question d’Orient, comme dans presque toutes les autres, ce qui s’accomplit sous nos yeux, c’est la lutte du droit contre la force. Les descendans des anciens Hellènes, comme tous les peuples opprimés, ont foi dans l’avenir et se persuadent que le droit finira par triompher.


ÉMILE BURNOUF.