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Elle animait tout de son feu. Un de ses plus jeunes amis, Charles de Rémusat, qui était pour le moment loin de Paris, auprès de son père encore préfet à Lille, auprès de sa mère, femme à l’esprit rare et à la raison aimable, Charles de Rémusat lui écrivait de son exil des lettres pleines de vivacité ingénieuse et de sève libérale. Il s’appelait lui-même gaîment « l’unique soldat de cet état-major sans armée qu’on appelle les doctrinaires. » Charles de Rémusat, alors au début de sa brillante et pure carrière, expliquait à la duchesse de Broglie avec toute sorte de tours piquans comment, ayant toutes ses « facultés de haine » occupées et excitées par les choses du temps, il n’avait d’autre moyen de se « racheter de ce péché » que d’aimer un peu plus ceux qu’il aimait. « Ainsi, madame, disait-il, vous ne l’auriez pas cru, ni moi non plus, je vous aime par pénitence. — A quoi donc étions-nous destinés, et quel rêve c’était que le nôtre, quand nous espérions ramener un peu plus de justice par l’exemple du pouvoir dans l’esprit de la nation ? A quel point et pour combien de temps ce qui se passe ne pervertira-t-il pas la morale publique ? Quels précédens ! quelles autorités pour l’avenir ! quels prétextes de représailles ! Et au milieu de tout cela que dire de cette évocation de tout le système impérial ? L’ombre de Bonaparte inspire et conduit encore le ministère… Mais à quoi pensé-je ? est-ce à des confidences de colère et de mépris que je devrais consacrer une lettre pour vous ? Laissons cela, et chargez-vous seulement de la prière que je fais à tous ces hommes que vous savez, dont vous êtes la muse, de dire ou d’écrire le plus tôt possible que le ministère est purement et simplement bonapartiste.[1]. » Il parlait ainsi et tous parlaient ainsi dans une société d’honnêtes gens irrités où l’on se montrait peut-être un peu sévère, — le duc de Broglie lui-même et M. de Rémusat l’ont avoué depuis.

C’était pour le moment le ton de ce monde doctrinaire, lettré, libéral, qui, sans se confondre avec les conspirateurs, allait porter une force nouvelle, l’éclat du talent à une opposition avancée, et laissait le gouvernement désarmé, — de sorte que le ministère Richelieu, avec des intentions évidemment droites, se trouvait dans la situation la plus fausse entre des partis également impatiens. Il avait raison contre la gauche qui conspirait, qui ne reculait plus devant les entreprises révolutionnaires et ne se servait de la charte que pour mieux préparer la ruine de la monarchie ; il était dans son rôle en défendant la royauté contre les complots de Belfort ou de Saumur, dût-il rencontrer dans ces complots ces hommes plus connus dont la duchesse de Broglie parlait avec les illusions de son

  1. Lettre inédite.