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homme que j’ai été accoutumée à joindre à eux, que j’avais apprécié et admiré si souvent avec eux, en exprimant tout ce que j’ai éprouvé, j’irais trop loin et je me récuse d’avance en portant un jugement qui ne peut être ni calme ni impartial. » Elle ne tardait pas à devenir elle-même assez amère pour le garde des sceaux qu’elle avait tant admiré !

Ce que la duchesse de Broglie a été dans ces années de luttes ardentes, quelques-uns de ses contemporains l’ont dît avec une émotion presque religieuse. Seule elle pourrait se peindre avec vérité par des lettres qu’une piété de famille a gardées, où elle se montre tout entière, impétueuse, sincère, spirituellement passionnée, sensible aux malheurs du temps, aux défaites libérales. Elle parle de tout et de tous, de M. de Montlosier, qui vient dans son salon « comme dans la fosse aux lions » et qui s’en tire fort bien, de ce bon M. de Mézy, l’ami des ministres, qui se plaint des « ultras. » Elle écrit à ses amies les plus intimes sous la vive impression du moment : « La politique devient fort sombre, dit-elle au commencement de 1821… Excepté le bonheur de voir ses amis, rien n’est plus triste que cet hiver-ci ; tout se rembrunit tous les jours, et nous en arrivons non plus à des discussions politiques, mais à des discussions de vie et de mort. Le colonel Fabvier a été mis en accusation avec cinquante autres, et il n’y a sur lui que des propos d’un révélateur qui veut sauver sa vie en calomniant. Ce n’est pas la faute des ministres si d’autres personnes plus connues ne sont pas accusées sur de simples ouï-dire… Chère amie, cela aigrit trop le cœur de vivre dans ces temps-ci. Et cependant nous sommes encore les plus heureux ; ceux qui sont vraiment à plaindre ce sont des hommes que la nature avait faits honnêtes et à qui le pouvoir aura tellement dépravé le cœur qu’ils en sortiront couverts de honte et de sang… J’évite de sortir autant qu’il m’est possible ; la frivolité arrogante de la société au milieu de tout cela me cause une autre espèce d’irritation, et ces gens qui dansent au milieu des condamnations et des crimes m’inspirent une sorte de mépris que je ne puis cacher comme je le voudrais…[1] » Plus d’une fois elle revient sur « cette pédanterie de la frivolité vaniteuse qui va toujours son train comme le cours de la nature physique au milieu des situations les plus dangereuses. » Elle se révolte de la légèreté du monde, et un jour elle écrit à une de ses correspondantes d’élite : « Il nous faut une révolution dans l’intérieur de nos âmes pour nous rendre capables de la liberté, car je suis bien sûre que, tant que nous resterons les mêmes, aucune révolution politique ne nous y conduira. »

  1. Lettre inédite.