Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cesse le sucre, qui est encore vendu chez l’apothicaire à un prix élevé ; c’est le chevreau, viande de convalescent ; c’est du pain de choix, tel que lui-même n’avait pas coutume d’en manger au manoir, qu’il fait acheter par exemple pour un malade nommé Harel, « parce qu’il en avoyt envie. » Il fait porter à Nicolas Vauthier convalescent, un coulys de chappon. Le même châtelain est en quelque sorte constitué le juge de paix officieux du pays. Il arrange, « appointe » les affaires, cela à chaque instant, et souvent se rend à cet effet dans l’église, sorte de lieu banal en ce temps-là dans ce pays, où on conclut jusqu’à des marchés pour des ventes de bestiaux, où on se donne rendez-vous pour les discussions d’affaires. Il se fait enfin, — par quels moyens, on le verra quand nous parlerons de l’état de ces campagnes, — redresseur de torts universel.


II

Les détails sur les conditions de la vie matérielle dans l’intérieur du manoir, les renseignemens sur les salaires et la situation des travailleurs ruraux, sur ce qui formait alors une grande exploitation agricole, ne se présentent pas avec moins d’abondance dans le journal de Gouberville. Par là il comble une véritable lacune dans l’histoire économique des campagnes, le plus souvent si difficile à déterminer avec exactitude. Au lieu de chiffres et de documens épars, qu’on ne peut toujours contrôler par une comparaison suffisamment étendue, on a un ensemble d’indications qui se complètent et se contrôlent les unes par les autres. On voit revenir les mêmes chiffres en général, ou, s’ils subissent quelques modifications, on peut les suivre pendant neuf années consécutives. Cette épave du XVIe siècle, échappée au naufrage qui a englouti tant de précieux manuscrits, m’a plus d’une fois rappelé les notes que le célèbre voyageur agronome Arthur Yong nous a laissées sur le XVIIIe siècle.

Jetons d’abord un coup d’œil sur le manoir lui-même. Tout semble annoncer qu’il était meublé avec simplicité. Il est peu question d’achats de meubles. Gouberville ne parle guère de ceux qui sont en sa possession. On peut en augurer qu’il avait là un de ces vieux mobiliers dont la solidité rendait le renouvellement très rare. Le journal indique pourtant quelques objets plus précieux. Il mentionne un petit bahut, apporté de Rouen, et le « raccoutrement » d’un petit coffret d’ivoire, ainsi qu’un de ces cabinets qui, dans la langue de l’époque, n’étaient autres qu’une sorte de buffet à plusieurs tiroirs. Nous rencontrons aussi une horloge. On ne s’étonnera pas que j’en fasse la remarque. C’était, paraît-il d’après certaines indications du journal même, une rareté alors. Il semble que la sœur de notre sire, Mme de Saint-Naser, mariée à un riche