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reste de l’édifice, dans le cours des siècles, altérée et transformée ; on l’avait coupée en deux étages ; la partie supérieure avait été aménagée en prison pour dettes ; au rez-de-chaussée, on serrait les provisions destinées à la nourriture des détenus ; la pièce voisine, l’ancienne salle d’audience du podestat, était changée on cuisine. Ce fut un artiste et antiquaire anglais, établi à Florence, M. Kirkup, qui eut le premier l’idée de rechercher le portrait perdu. Il obtint, non sans peine, en 1841, la permission d’abattre quelques cloisons et de gratter le badigeon sous lequel avait disparu toute l’ancienne décoration de la chapelle. On attaqua d’abord la paroi qui se dressait derrière l’autel ; on vit apparaître en premier lieu des têtes d’ange, puis bientôt, au-dessous, les traits bien connus de Dante, accompagné de son maître, Brunetto Latini et d’autres personnages marchant en procession. L’échafaudage sur lequel travaillait le peintre employé à cette besogne, Antonio Marini, avait été, par malheur, fixé de telle manière que l’œil de Dante, vu de profil, se trouvait crevé par une cheville de fer enfoncée dans le mur ; il fallut donc repeindre.

Pendant que s’accomplissait cette opération, la fresque était cachée à tous les yeux par une devanture en planches, et la porte de cet abri était fermée à clef. Cet abri une fois enlevé, ceux qui avaient vu la peinture sortir de son linceul furent tout surpris : dans l’intervalle, le poète avait changé de costume ou, du moins, sa robe semblait avoir été chez le teinturier. Au moment de la découverte, la draperie de la figure était verte, blanche et rouge, couleurs que Giotto ou l’auteur quelconque du vieux portrait n’avait pas choisies sans intention : de son temps et bien avant lui, elles symbolisaient la foi, l’espérance et la charité ; quand, dans le paradis, Béatrice apparaît à Dante, elles brillent l’une auprès de l’autre, comme un divin et mystique blason, sur le vêtement dont est parée l’ombre chérie. Lorsque reparut l’image restaurée de l’Alighieri, on ne distinguait plus que du rouge sombre et du brun ; le vert et le blanc s’étaient évanouis, avaient disparu. Voici l’explication du phénomène. Ces couleurs des trois vertus théologales avaient été adoptées, sous la restauration, par les patriotes italiens comme le futur drapeau de cette Italie affranchie et unifiée qu’ils s’obstinaient à rêver dans les durs loisirs de l’exil et de la prison ; ce sont les bandes de l’enseigne sur laquelle Victor-Emmanuel a mis depuis lors la croix de Savoie[1]. Avertie de cette coïncidence, l’autorité se crut tenue d’aviser. Les libéraux étaient toujours à l’affût des occasions ; leur

  1. Voici les vers populaires en Italie, dans lesquels, quelques années avant cette découverte, un poète expliquait le sens des trois couleurs italiennes : ils sont tirés d’une ode écrite par G. Berchet au moment où le soulèvement de Modène et des Romagnes, en 1830, avait fait concevoir aux patriotes des espérances qui ne se sont réalisées que longtemps après :
    Dall’Alpi allo stretto fratelli siam tutti !
    Sui limiti schiusi, su i troni distrutti
    Piantiamo i communi tre nostri color !
    Il verde, la speme tant’ anni pasciuta ;
    Il rosso, la gioia d’averla compiuta ;
    Il bianco, la fede fraterna d’amor.