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et ce n’est pas sans quelque raison que Royer-Collard pouvait bientôt écrire dans l’intimité : « Il y a des siècles entre les dernières années et le temps qui court… »

S’il n’y avait pas des siècles entre l’été de 1819 et l’été de 1820, il y avait des événemens qui avaient tout modifié, la situation, les rapports des partis, les dispositions des hommes. La restauration avait changé de route ; elle venait de s’engager sur une pente où désormais l’unique question était de savoir comment l’on pourrait se retenir, quel allait être le sort d’un ministère qui se flattait encore de rester modéré en se séparant des modérés et de gouverner avec les royalistes sans s’asservir à leurs passions.


I

On raconte qu’un soir du mois de juin 1820, au sortir d’une des plus violentes séances de la discussion orageuse de la loi des élections, De Serre, rentrant à la chancellerie, était tombé épuisé sous le poids des luttes de tribune et des émotions. Il était resté longtemps accablé et silencieux, puis d’un accent attristé il avait dit, parlant de cette loi qu’il venait de faire triompher : « Elle donne dix années de répit aux Bourbons, dix armées de prospérité à la France ! » Quelques jours plus tard, au moment de la pénible révocation des doctrinaires ses amis, De Serre, s’entretenant un matin avec M. de Barante, avait dit à celui-ci : « Nous entreprenons une chose difficile et sans doute vous trouvez le succès peu probable. Nous voulons gouverner raisonnablement en nous appuyant sur la droite. Si nous réussissons, si nous assurons le repos du peuple, il est évident que nous aurons eu raison ; vous n’aurez plus à nous blâmer et vous reviendrez peut-être à nous. Si nous échouons, cette apparence de disgrâce vous sauvera de toute responsabilité et vous laisserait, j’espère, en bonnes relations avec vos amis. » De Serre, pour parler ainsi de la situation de 1820, avait évidemment plus de sincérité courageuse que d’illusions. Il ne se méprenait pas sur la valeur d’une victoire qu’il appelait un « répit, » sur ce qu’il représentait lui-même comme une expérience d’un succès incertain. Il croyait seulement à un danger pressant, à la nécessité de défendre la monarchie contre des recrudescences d’esprit révolutionnaire qu’il voyait partout, que selon lui ses amis les doctrinaires ne voyaient pas assez. Cette défense, il l’acceptait comme un devoir d’honneur à tout risque, et, dans ces luttes nouvelles, son dernier rêve était de rester attaché à un idéal de gouvernement « raisonnable, » de former une arrière-garde de la modération, C’était la politique, c’est resté le caractère historique du second ministère Richelieu.