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affaires d’Orient depuis la première note du comte Andrassy jusqu’à la dernière conférence de Constantinople d’où est sortie la guerre. L’Europe ne s’est opposée à rien, elle a laissé aller la Russie, un peu parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement, parce qu’elle se sentait divisée et impuissante, en se disant qu’après tout elle restait armée de traités qu’on ne pourrait modifier sans elle. La Russie a cru trop aisément qu’elle pouvait aller en avant, et que ce qu’elle aurait fait par les armes, la diplomatie serait bien obligée de le ratifier. Elle n’a pas voulu voir qu’en se jetant dans cette aventure elle risquait d’ébranler l’Orient tout entier, de soulever imprudemment, prématurément les plus redoutables problèmes, et qu’il y avait certainement des choses devant lesquelles le sentiment européen, si patient qu’il eût été, se réveillerait. Elle n’a pas suffisamment considéré que le jour où elle aurait mis en mouvement des armées puissantes, où elle aurait acheté des succès par de cruels sacrifices et où elle serait conduite par la fortune aux portes de Constantinople, elle pourrait être entraînée à des conséquences embarrassantes pour elle-même, inacceptables pour l’Occident tout entier. C’est ce qui arrive et ce qui devait fatalement sortir de cette longue crise qui a commencé par des négociations et des programmes inutiles pour aboutir à un antagonisme déclaré dont l’indépendance de l’Orient est le prix.

L’intégrité de l’empire ottoman, qui fait une si étrange figure dans le traité de San-Stefano, n’est rien par elle-même sans doute. Elle n’a d’importance que parce qu’elle a représenté jusqu’ici une garantie toute négative, si l’on veut, la paix des ambitions autour d’un héritage contesté. Dès qu’elle disparaît par la volonté d’un seul, dès que la question des réformes possibles en Orient est remplacée par la question des remaniemens territoriaux, on ne s’entend plus, on ne parle plus presque la même langue diplomatique ; les droits, les intérêts ou les convoitises se heurtent dans une sorte d’obscurité avec une violence doublée par le sentiment de la victoire chez les uns, par le sentiment de la déception et du péril chez les autres. La Russie, après avoir conduit les choses à cette extrémité, se flatte d’avoir fait assez en laissant aux autres puissances le droit de discuter les parties du traité de San-Stefano qui touchent aux intérêts européens — et en se réservant au surplus à elle-même le droit de décliner la discussion ; mais c’est là précisément la difficulté. En quoi consiste cette juridiction européenne qu’on a l’air de reconnaître et dont on se réserve au besoin de décliner la compétence ? Où est la limite des intérêts européens, et pour mieux dire, quelle est la partie de l’œuvre de San-Stefano qui ne touche pas aux intérêts européens, au droit européen, ne fût-ce que par l’abrogation des traités qui ont existé jusqu’ici, qui plaçaient l’état de l’Orient sous la garantie collective des puissances ?