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russe, le traité de San-Stefano ne répond pas aux espérances légitimes du pays : c’est un acte de faiblesse vis-à-vis des nations occidentales et une concession inutile parce que l’envie et la haine du nom russe sont les seuls sentimens qui animent ces nations, et qu’aucune marque d’abnégation ne saurait les satisfaire. Il est facile de comprendre que les « patriotes » ou les « vrais Russes, » comme se plaisent à s’intituler les gens qui professent cette opinion sur le traité de San-Stefano, ne pouvaient accueillir favorablement l’idée d’un congrès qui examinerait ce traité insuffisant et qui pourrait élever la prétention de le réviser.

Les classes dirigeantes et surtout le monde officiel jugent la situation plus froidement. Dans ces sphères éclairées, on n’oublie pas que, si la Russie n’a pas vu une coalition se former contre elle comme en 1854, et si on a laissé le champ libre devant ses armées, elle le doit à l’engagement qu’elle a pris de respecter les intérêts des autres puissances. La neutralité de l’Europe n’a été obtenue et assurée que par la promesse de ne pas occuper Constantinople, de n’accroître le territoire européen de la Russie par aucune annexion, et de ne toucher aux questions d’intérêt général que de concert avec l’Europe. Aussi le Journal de Saint-Pétersbourg, tout en ouvrant ses colonnes aux effusions du patriotisme russe, a-t-il rappelé à ses lecteurs que « le gouvernement du tsar avait promis de consulter l’Europe sur tout changement qui aurait un caractère européen, que cette promesse avait contribué à la localisation de la guerre, et que, même n’en eût-il pas été ainsi, elle devait être tenue. » Et le journal semi-officiel terminait par ces mots, qui contiennent un aveu : « C’est là une considération patriotique du premier ordre qui échappe à trop de personnes. »

Si tels sont les sentimens du peuple russe, de quel œil les Serbes doivent-ils envisager le traité de San-Stefano ? Depuis le réveil de la question d’Orient, les feuilles de Belgrade évoquent sans cesse le souvenir d’un empereur serbe nommé Douschan, dont l’existence même est fort contestée, qui aurait réuni sous son sceptre tous les peuples établis au sud du Danube. La résurrection de ce grand empire serbe par la délivrance des populations chrétiennes et le renversement de la domination musulmane, telle était la mission attribuée à la Serbie. Il appartenait à la principauté de jouer vis-à-vis des Turcs le rôle du Piémont vis-à-vis des Autrichiens, et de s’étendre graduellement jusqu’à la Mer-Noire et jusqu’à l’archipel. Ce sont ces visées ambitieuses qui ont mis par deux fois les armes aux mains du prince Milan. Malheureusement pour la Serbie, si elle nourrissait les mêmes projets que le Piémont, elle n’avait pas comme celui-ci affaire à un allié