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intérêts menacés n’élèverait la voix ? Plusieurs faits ont contribué à entretenir chez le gouvernement russe cette illusion. C’est d’abord et surtout la facilité avec laquelle la Russie a obtenu, en 1871, une première révision du traité de 1856. L’alliance des trois empereurs était loin d’être alors aussi étroite qu’elle l’est devenue. L’affermissement de cette alliance et l’affaiblissement de la France semblaient condamner l’Angleterre à l’isolement. Le gouvernement anglais lui-même, soit qu’il eût conscience de cet isolement, soit qu’il ne se crût pas assuré d’être soutenu par l’opinion publique, paraissait ne pouvoir s’arrêter à aucune politique. Tandis qu’une opposition ardente, prenant en main la cause prétendue du christianisme, servait admirablement la politique russe, les membres du cabinet anglais n’osaient invoquer ni le respect des traités ni la nécessité de maintenir l’équilibre européen : ils ne s’accordaient même pas sur le langage à tenir, et la divergence de leurs idées s’accusait à chaque instant par des discours contradictoires. Lorsque l’Angleterre eut refusé de s’associer à la protestation que l’Autriche voulait faire, au nom du traité de Paris, contre la convention entre la Roumanie et le tsar, et se fut bornée à opposer une déclaration platonique à l’entrée des troupes russes en campagne, la Russie crut n’avoir plus à redouter aucun acte d’énergie de la part d’un gouvernement et d’un pays aussi profondément divisés. Si l’Angleterre n’essayait pas de venir en aide à la Turquie encore debout et capable d’une résistance sérieuse, pourrait-elle entreprendre de protéger et de relever la Turquie abattue aux pieds d’un ennemi victorieux ? Le gouvernement russe crut donc qu’il lui suffisait de vaincre, et que, lorsque la Turquie serait à terre, le peuple anglais, prenant philosophiquement son parti du désastre irréparable de son ancienne alliée, ne refuserait pas d’accepter une part dans l’héritage de « l’homme malade. » Pouvait-il attendre une autre conduite d’un cabinet dont un membre influent qualifiait la guerre de Crimée d’erreur fatale et de faute à jamais regrettable ? La Russie demeura donc convaincue que, par une habile distribution des dépouilles de la Turquie, elle obtiendrait aisément l’adhésion de l’Europe, et que la conclusion de la paix serait suivie à bref délai d’un congrès où se renouvellerait une curée qui laisserait loin derrière elle et le partage de la Pologne et la distribution des royaumes et des principautés en 1815. Elle prenait les devans en dépeçant la Turquie en tronçons dont l’aréopage européen n’aurait plus qu’à désigner les heureux destinataires.

Dans un article dont le véritable sens n’a pu échapper à personne, le Journal de Saint-Pétersbourg du 11 mars semblait y convier les puissances en désignant les lots que chacune d’elles pourrait s’attribuer. Personne ne contesterait à l’Autriche la possession de