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un morceau qui appartient à la même époque de sa vie : « Sentir est le besoin du cœur comme manger est celui du corps ; sentir, c’est s’attacher, c’est aimer ; l’homme dut connaître la pitié, l’amitié et l’amour, dès lors la reconnaissance, la vénération et le respect, etc.[1]. » Dans le style déclamatoire et saccadé de cette composition bizarre, on pourrait cependant apercevoir déjà quelques germes de l’éloquence du général Bonaparte. Partout respire cet enthousiasme pour Paoli qui enflamma sa jeunesse et l’excita aux grandes choses qui devaient l’immortaliser. Enfin, au milieu d’idées empruntées à Rousseau et à Mably, d’idées que la raison ou la politique doit bientôt changer, il y a quelques sentimens qui persisteront, il y a comme un germe d’idées napoléoniennes, un germe, si l’on veut, de césarisme.

Le manuscrit de Bonaparte n’est plus dans les cartons de l’académie. Comment a-t-il disparu ? D’après un récit que met O’Meara dans la bouche de Napoléon, Talleyrand l’aurait fait prendre à Lyon et l’aurait offert à l’empereur pensant lui faire sa cour ; mais celui-ci, peu soucieux sans doute qu’on pût connaître dans le public cette chaude profession de foi républicaine, s’empressa, malgré les efforts de Talleyrand pour l’en empêcher, de le jeter au feu[2]. Napoléon ignorait que son frère Louis en avait fait prendre une copie, d’après laquelle le général Gourgaud l’a publié en 1826 en l’intitulant, suivant le programme même de l’académie : Discours de Napoléon sur les vérités et les sentimens qu’il importe le plus d’inculquer aux hommes[3].


VI

Avec ce concours, nous voici arrivés aux derniers jours de l’académie et à la révolution. La dernière séance, à laquelle n’assistaient qu’un bien petit nombre de membres, l’effroi étant déjà dans tous les cœurs, à la veille du siège, à la veille de tant de ruines et de massacres, eut lieu le 6 août 1793, le lendemain même du jour où l’Académie française s’était elle-même réunie pour la dernière fois. Le 8 août, sur le rapport de Grégoire, la convention supprimait toutes les académies de Paris et de la province comme d’origine monarchique et entachées d’aristocratie ; puis, par un autre décret, qui était la conséquence du premier, elle déclara tous leurs biens la propriété de la nation. Avec les académies, les sciences et les lettres, jusqu’à des jours meilleurs, étaient proscrites par le

  1. Voyez dans la Revue de 1842 l’étude de Libri intitulée : Souvenirs de la jeunesse de Napoléon. Libri n’a pas connu le mémoire adressé à l’académie de Lyon.
  2. Napoléon en exil à Sainte-Hélène, tome II, p. 152. Paris, 1822.
  3. Voyez pour plus de détails l’Histoire de M. Dumas, tome Ier, p. 143 et suivantes.