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Bonaparte connaissait Raynal, qui l’avait accueilli avec une bienveillance toute particulière dans un voyage qu’il fit à Paris et qui lui avait même donné des conseils pour une histoire de la Corse qu’il composa sous forme de lettres[1]. De là cette apostrophe qu’il lui adresse, dans le goût du temps, et surtout dans le goût de Raynal lui-même : « Illustre Raynal, si dans le courant d’une vie agitée par les préjugés et les grands que tu as démasqués, tu fus toujours inébranlable dans ton zèle pour l’humanité souffrante et opprimée, daigne aujourd’hui, au milieu des applaudissemens d’un peuple immense qui, appelé par toi à la liberté, t’en fait le premier hommage, daigne sourire aux efforts d’un zélé disciple dont tu voulus quelquefois encourager les essais ! »

Ce n’est pas Bonaparte qui eut le prix, comme l’ont dit Las Cases et d’autres historiens, mais Daunou, qui devait se faire un nom dans une autre carrière, celle de l’érudition et des lettres. L’œuvre du jeune Bonaparte, à peine ébauchée, ne pouvait guère y prétendre. Voici le jugement sévère qu’en portent deux des examinateurs du concours, Vasselier et Campigneulle. Selon Vasselier, le n° 15, qui est le mémoire de Bonaparte, n’est qu’un songe prolongé ; selon Campigneulle, « c’est peut-être l’ouvrage d’un homme sensible, mais il est trop mal ordonné, trop disparate, trop décousu et trop mal écrit pour fixer l’attention. »

Ce mémoire, tel qu’il est, a pour nous un intérêt qu’il ne pouvait avoir pour ses juges d’alors. C’est un des rares et curieux monumens de cette période peu connue de sept années, à partir de l’école militaire jusqu’au siège de Toulon, pendant lesquelles dans d’obscures garnisons s’est formé ce génie extraordinaire qui bientôt allait dominer la France et le monde. Sans vouloir en faire ici l’analyse ni le justifier entièrement des dures critiques des examinateurs, nous devons au moins louer l’auteur d’élever bien haut les plaisirs de l’esprit et du cœur au-dessus des plaisirs des sens, alors que tant de philosophes affectaient de les confondre ; nous devons le louer de suivre les traces de Rousseau plutôt que celles d’Helvétius : « C’est, dit-il, dans leur entier développement que consiste vraiment le bonheur. Sentir et raisonner, voilà proprement le fait de l’homme, voilà ses titres à la suprématie qu’il a acquise, qu’il conserve et qu’il conservera toujours. Le sentiment nous révolte contre la gêne, nous rend amis du beau, du juste, ennemis de l’oppresseur et du méchant. C’est dans le sentiment que gît la conscience, dès lors la moralité. Malheur à celui à qui ces vérités ne sont pas démontrées, il ne connaît des plaisirs que les jouissances des sens ! » Il a dit de même ailleurs, dans

  1. Voyez les Mémoires de Lucien Bonaparte, Paris 1836, et l’Histoire de Napoléon de Norvins.