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au vide une existence réelle, » c’est l’espace, Pascht. C’est là, il faut l’avouer, de la critique tout à fait semblable à celle qui nous a paru si ridicule chez Huet. L’hypothèse de deux écoles pythagoriciennes, l’une perse, l’autre égyptienne, est une pure invention, que rien n’autorise. Quels qu’aient pu être les rapports du pythagorisme avec l’Orient, la doctrine qui le caractérise et lui appartient en propre, à savoir la doctrine des nombres, ne se retrouve ni en Perse ni en Égypte. Sans pousser plus loin la discussion, contentons-nous de rappeler le jugement de M. Ed. Zeller : « L’ouvrage de M. Röth, dit-il, est si dépourvu de critique littéraire et historique, il admet si complaisamment les conjectures les plus arbitraires et les imaginations les plus extravagantes, il laisse même tant désirer en ce qui concerne l’intelligence et la fidèle reproduction des textes, qu’il n’y a presque rien à en tirer pour la connaissance historique du pythagorisme. »

L’hypothèse chaldéo-égyptienne ne paraît donc pas appelée à plus de fortune que l’hypothèse indienne et l’hypothèse hébraïque. Ayant discuté ces diverses théories séparément, on nous dispensera d’examiner la théorie éclectique qui les réunit toutes ; mais la meilleure réfutation et la plus décisive, c’est l’étude de la philosophie grecque elle-même, c’est ce développement graduel, logique, continu, qui rend absolument inutile l’hypothèse d’une action étrangère. Depuis Thalès jusqu’à Proclus, pendant une période ininterrompue de dix siècles, il n’y a pas un moment où l’on ait besoin d’une intervention du dehors pour expliquer l’apparition d’une idée. Tout s’y passe comme si la philosophie grecque était seule au monde. C’est ce qui n’a pas lieu lorsqu’il s’agit de systèmes importés : ils le sont tout entiers et d’un seul bloc, comme nous le voyons à Rome. Là, la philosophie n’a pas eu d’incubation ni d’évolution : l’épicuréisme, le stoïcisme, y apparaissent d’emblée, tout formés, et les Romains n’ont pas perdu leur temps à reconstruire pièce à pièce un édifice qu’ils trouvaient tout fait. On verrait quelque chose d’analogue en Grèce, si la philosophie y était une œuvre factice ; c’est ce qui est hors de toute vraisemblance.

Tant que la science orientale n’aura pas découvert de documens nouveaux, nous pourrons donc considérer comme établi que la philosophie grecque est l’œuvre du génie grec et l’une des plus puissantes créations du génie humain. Elle est sortie d’une tige grecque comme la plante elle-même sort du bourgeon, par une production spontanée et sans greffe artificielle. Un tel phénomène, quoique se manifestant sur une plus vaste échelle, n’est pas plus invraisemblable que les chefs-d’œuvre du génie et les productions de la nature vivante.


PAUL JANET.