Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/784

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde[1] ; on retrouve ce dogme dans Empédocle : c’est la doctrine du Σφαῖρος (sphærus). Dans cette doctrine, l’amour, agissant comme force motrice, produisait l’existence du monde ; de même dans le système védanta le désir était le principe de la création. On a dit encore que c’est de l’Inde que Pyrrhon, à la suite d’Alexandre, avait rapporté la doctrine de l’acatalepsie[2]. Le nirvana indien serait devenu l’ataraxie grecque. Enfin une dernière similitude, c’est la doctrine de la maia ou du monde illusion, doctrine qui a son analogie dans la philosophie éléate, pour qui le mouvement et les choses sensibles ne sont que des apparences, et où rien n’existe que l’être absolu.

Rien de plus intéressant sans doute que ces rapprochenens, et l’on pourrait en faire d’autres encore ; mais nous croyons qu’ils sont insuffisans pour déposer contre la spontanéité de la philosophie grecque. Si la doctrine des quatre élémens eût été empruntée, elle l’aurait été tout de suite et tout entière. Comment s’expliquer, si cette doctrine vient de l’Inde, qu’elle ne se soit développée en Grèce que graduellement ? Pourquoi un premier philosophe s’est-il contenté de choisir l’eau, l’autre l’air, l’autre le feu, un quatrième la terre, et pourquoi a-t-il fallu près de trois siècles pour arriver à la doctrine de l’éther ? Est-ce ainsi que se comportent les acquisitions extérieures en philosophie ? L’existence d’une doctrine atomistique chez les Indiens est certainement un fait étrange et intéressant, et l’on est très étonné de rencontrer une telle doctrine dans le pays de l’idéalisme. Mais les voyages de Démocrite que l’on invoque ne servent de rien en cette circonstance, puisque l’on sait que l’atomisme grec est antérieur à Démocrite et que celui-ci l’a reçu de Leucippe d’Abdère. Il faudrait ensuite concilier cette supposition avec une autre tradition, celle qui fait venir l’atomisme de la Phénicie et en attribue l’invention à un certain Mochus ; mais cette tradition elle-même a peu d’autorité, et ce Mochus, en supposant qu’il ait existé et qu’il ait publié le livre qu’on lui attribue, est, selon toute vraisemblance, très postérieur à Démocrite. Pour en revenir à l’Inde, le système de Kanada (que l’on appelle le Vaiseschika) est pour nous d’une date absolument inconnue. Excepté le sankya que l’on considère comme certainement antérieur au bouddhisme, tous les autres systèmes indiens sont sans date. Comment s’assurer donc que l’atomisme indien n’est pas postérieur à la conquête d’Alexandre et n’y a pas été transplanté au lieu

  1. La philosophie sankya distinguait le principe développé (Vyacta) et le principe indéveloppé (Avyacta) : c’est la nature naturante et la nature naturée, le monde passant alternativement d’un état à l’autre.
  2. Voyez le mémoire de M. Charles Waddington sur Pyrrhon et le pyrrhonisme, p. 54. C’est le témoignage même d’Ascanius d’Abdère, disciple de Pyrrhon.