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rencontre dans l’intérieur des terres une belle forêt. Sur place, on établit un atelier où l’on amène les deux tiers des équipages munis de tous les instrumens nécessaires. En même temps, on élève des baraques sur le rivage le plus proche afin d’entretenir une correspondance facile entre les vaisseaux et l’installation dans la forêt. Les travaux s’exécutant, les indigènes se mêlent aux ouvriers et prêtent assistance ; parfois les matelots s’aventurent au loin dans les terres pour tuer des canards, et dans les endroits peu praticables comme les marais et les passages de rivières, les Néo-Zélandais les aident à se tirer d’embarras ou même s’emploient à les porter. A toute occasion, on profitait du concours des insulaires ; en reconnaissance de bons offices continuels, le capitaine français avait voulu gratifier ce peuple, si mal partagé sous le rapport des subsistances comestibles, de la plupart de nos plantes potagères ; c’était chaque jour échange de bons procédés. Si tel officier n’oubliait pas que Tasman nomma le havre où il vint atterrir la baie des Meurtriers[1], en général officiers et matelots se croyaient en pleine sécurité. Le chef s’abandonnait à la confiance, trouvait bonheur à vivre parmi les indigènes. « Nous étions si familiers avec ces hommes, dit Crozet, le narrateur du voyage, que presque tous les officiers avaient parmi eux des amis particuliers qui les servaient et les accompagnaient partout. Si nous étions partis dans ce temps-là, nous eussions apporté en Europe l’idée la plus avantageuse de ces sauvages, nous les eussions peints dans nos relations comme le peuple le plus affable, le plus humain, le plus hospitalier qui existe sur la terre. »

Depuis des semaines, on était sous le charme de la courtoisie des insulaires, Marion ne songeait guère à se tenir sur ses gardes ; une après-midi, plein d’insouciance, il se rend à terre en compagnie de deux jeunes officiers, de quatorze matelots et de plusieurs Néo-Zélandais qui étaient sur le vaisseau. Le soir, ni le capitaine, ni personne de sa suite, ne revient à bord ; néanmoins on ne conçoit aucune inquiétude : il semble tout simple de croire que Marion a couché dans une cabane afin de visiter le lendemain dès l’aube les ouvrages de mâture qui s’exécutent dans la forêt. Au matin, une chaloupe va, selon l’habitude, faire de l’eau et du bois pour les besoins de la journée. Quelques heures plus tard, on remarque un homme nageant vers les vaisseaux ; un canot va le secourir : — c’est un des douze hommes de la chaloupe qui seul a échappé au massacre de tous ses camarades. Le malheureux est blessé de deux coups de lance ; il raconte une horrible scène. Au moment où l’équipage

  1. On ignorait sur les vaisseaux français la visite et l’exploration du capitaine Cook.