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LE PARTI SOCIALISTE
EN ALLEMAGNE

M. Thiers écrivait peu de jours avant sa mort : « Les épidémies morales comme les épidémies physiques durent un temps, et, quand elles ont régné dans un pays, passent dans un autre. Le socialisme s’est transporté dans des pays voisins, puissans et glorieux, qui s’en préoccupent sans en faire un sujet d’épouvante, parce qu’ils savent que la peur sincère ou affectée ne sert qu’à rendre les épidémies plus dangereuses. » — En Allemagne, il y a vingt ans, le socialisme n’était rien ; il y a douze ans, il était peu de chose encore ; aujourd’hui c’est une puissance. Il a des chefs actifs et résolus ; il a des fonds, des finances en bon état, une caisse qu’alimente ce qu’on a appelé le denier du diable, lequel produit presque autant que le denier du saint-père ; il a ses mots d’ordre, ses devises, dont le sens est peu rassurant, ses drapeaux qu’il fait flotter au vent, et sous lesquels marche une armée compacte, nombreuse, pleine d’espérances et d’appétits, qui se recrute dans toutes les classes et qu’il conduit à l’assaut de la société.

Ce fut le comte Eulenburg, alors ministre de l’intérieur, qui le premier dénonça le péril. La sentinelle vigilante avait crié « qui-vive ; » on l’accusa d’avoir des visions, de coucher en joue un fantôme. A l’heure qu’il est, tout le monde prend au sérieux ce fantôme, qui fait à beaucoup de gens l’effet d’un voleur ; ce n’est point par la porte, c’est par la fenêtre qu’il est entré, et, bien qu’il ait sous son bras de gros livres de philosophie et d’histoire et qu’il se donne les airs penchés d’un métaphysicien, beaucoup de bourgeois le soupçonnent de cacher dans sa poche un de ces rossignols qui servent à crocheter les serrures. Si le socialisme n’est pas encore devenu un sujet d’épouvante, la rapidité de ses progrès, l’audace heureuse de ses entreprises, causent à la bourgeoisie allemande un étonnement mêlé d’inquiétude, dont M. L. Bamberger, l’un des coryphées du parti libéral, s’est fait l’éloquent et