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proportions à peu près égales l’idéal et la réalité. Dans la seconde, soit qu’il ait reconnu que sa muse poétique, plus studieusement que spontanément inspirée, ne lui donnerait jamais que des succès aimables, soit qu’il ait remarqué avec justesse que, dans les mélanges qu’il essayait, son esprit avait une tendance à faire la part de la réalité plus grande que celle de l’idéal, il a bravement donné long congé à sa muse et a pris avec une décision hardie le parti de verser tout à fait du côté où sa nature le faisait pencher. De cette décision est né ce second théâtre, où il a rivalisé sans désavantage avec les peintres les plus audacieux de la réalité, et qui a rendu son nom aussi populaire auprès du vaste public que le premier théâtre l’avait déjà rendu cher auprès du public d’élite des lettrés et des délicats. Aujourd’hui ces deux phases sont également closes pour lui, en ce sens que, quels que soient les succès qu’il est en droit d’en attendre encore, ces succès ne seront pas d’autre nature que ceux qu’il a déjà connus. Bornera-t-il là son ambition, et ne voudra-t-il pas, pour couronner une carrière si bien fournie, ouvrir une troisième période où il essaierait de concilier les deux précédentes ? Il y a bien des années de cela, à l’occasion de la première représentation de la Jeunesse, nous donnâmes au dramaturge le conseil de se tourner franchement vers la réalité, pour laquelle il nous semblait que la nature l’avait particulièrement formé ; nous ne savons trop si le conseil fut entendu, mais, s’il l’avait été, il n’en est pas que nous serions plus fier d’avoir donné, car il n’en est pas qui aurait produit de meilleurs résultats. Eh bien ! nous aurons encore aujourd’hui la témérité de lui en donner un nouveau. Les personnages dont son théâtre nous présente la liste sont bien nombreux : il n’en est cependant aucun qui se détache de ce groupe compacte pour se classer à part dans la mémoire du spectateur et qui s’élève à la hauteur de type véritable. Pourquoi aujourd’hui, concentrant toutes les richesses de son expérience et de son observation, ne concevrait-il pas l’ambition de laisser après lui quelques-unes de ces créations qui peuvent braver le temps parce qu’elles résument des portions entières de la nature humaine et donnent un nom inoubliable à quelqu’un de nos vices ou à quelqu’une de nos vertus ? Pourquoi n’essaierait-il pas, sous une forme nouvelle appropriée à notre temps, la comédie de caractère, et ne chercherait-il pas par ce noble effort à mériter à sa renommée la haute et classique consécration que peut donner un tel genre à ceux qui osent se mesurer avec lui et qui ne sortent pas vaincus de la lutte ?


ÉMILE MONTEGUT.