Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/637

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gaucherie dans le maintien. C’était visiblement une muse à beaucoup oser que celle qui faisait sa première entrée dans le monde avec une contenance si peu embarrassée, la taille si haute et le regard si droit ; mais en ces premiers jours, et longtemps après encore, on ne voulut en remarquer que la grâce piquante et l’aisance réservée. Si l’on ne savait qu’un mouvement, soit politique, soit littéraire, une fois créé tire profit de tous les incidens qui se présentent sans souci aucun des nuances, on aurait peine à comprendre aujourd’hui en réalisant cette charmante Ciguë ce qui put lui mériter d’être considérée comme une œuvre de réaction. La vérité est que la pièce, prise en elle-même et retirée des circonstances où elle se produisit, est une œuvre de caractère mixte. Si elle semble classique par les souvenirs qu’elle évoque indirectement, par le milieu antique où se passe son action, elle est presque romantique par le lyrisme du dialogue, la liberté de la verve, et la demi-excentricité des caractères. Connaissez-vous ces œuvres d’architecture intermédiaire entre deux écoles dont l’une s’achève et dont l’autre commence, ces églises romanes des derniers jours surchargées d’ornemens, ces chapelles et ces hôtels où la décoration du gothique expirant se marie aux lignes pures de la renaissance ? Telle cette pièce à la grâce complexe que vous pouvez définir également bien au gré de vos préférences en disant que c’est du classique fleuri ou du romantisme châtié et assagi.

Quoiqu’il en fût, au lendemain de la Ciguë M. Augier se trouvait engagé par le succès qu’il venait d’obtenir. Le charme de quelques amitiés de jeunesse aidant peut-être aussi, il se laissa enrôler dans les rangs de la coterie antiromantique, et pendant plusieurs années il fut considéré comme le lieutenant de M. Ponsard. Cependant, comme il était de ceux qui se sentent nés, sinon pour imposer la domination de leur génie, au moins pour marcher dans leur indépendance et leur fierté sans le secours de formulaire astreignant, il n’eut jamais la modestie malavisée d’accepter avec enthousiasme ce rôle médiocrement flatteur de porte-drapeau d’une réaction dont sa sagacité sentit sans doute la pensée mal assurée et l’avenir borné. Il eut donc l’art pendant ces premières années de garder une réserve habile, de manière à tenir ses liens de coterie assez peu serrés pour qu’ils pussent se dénouer d’eux-mêmes, et que sa personnalité pût s’en dégager lorsque l’heure en serait venue sans paraître démentir son passé. Cette réserve lui fut d’autant plus aisée que l’école romantique, avertie par le parfum d’originalité qui s’exhalait de sa première œuvre, ne le regarda jamais comme un adversaire, et lui épargna les attaques virulentes que ses champions en titre ne ménagèrent pas à cette réaction qui leur apparaissait