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« une âme innocente ! » On sent bien qu’un âge nouveau commence polir le christianisme.

C’est en effet une grande épreuve que de devenir tout d’un coup le maître quand on a été longtemps pauvre et persécuté. Il n’est pas étonnant que le christianisme lui-même en ait reçu quelque atteinte. Dans ce brusque passage des persécutions au pouvoir et des catacombes au grand jour, beaucoup d’institutions antiques s’altérèrent. M. de Rossi nous cite comme exemple celle des fossoyeurs. On sait que l’église primitive les tenait en grande estime et leur donnait une place dans sa hiérarchie sacrée. Ils étaient comptés parmi les clercs et mis immédiatement après les sous-diacres. On les appelait les travailleurs par excellence (laborantes), et, quand on songe à l’œuvre gigantesque qu’ils nous ont laissée, on trouve qu’ils méritaient bien de porter ce nom. Sur les murs de ces cimetières qu’ils ont creusés, des peintures les représentent soit au repos, couverts d’une courte tunique et la pioche sur l’épaule, soit occupés à travailler aux galeries, à la lueur d’une lampe. Ces infatigables ouvriers se condamnaient eux-mêmes au supplice que l’autorité civile infligeait aux plus grands criminels. Ils subissaient volontairement cette destinée, qui faisait horreur, de n’habiter que des souterrains et d’y vivre loin du jour dans les plus rudes fatigues. C’était l’ardeur de leur foi qui leur inspirait ce courage ; aussi leur travail était-il gratuit. L’église, sur la caisse commune, subvenait à toutes les dépenses. Dans les actes du martyre de sainte Cécile, un chrétien résume ainsi devant le juge tous les devoirs des frères : « Nous distribuons nos biens aux pauvres, nous accueillons les étrangers, nous secourons les veuves, nous aidons les orphelins, nous élevons des tombes honorables à nos martyrs et nous donnons la sépulture à tous nos morts. » À cette époque, on la donnait ; un peu plus tard on la vendit. Vers le IVe siècle, les inscriptions commencent à nous parler du commerce des tombes. C’étaient les fossoyeurs qu’on en avait chargés et ils y étaient devenus fort habiles. Ils faisaient payer plus cher les meilleures places, celles qui étaient le plus voisines de l’autel ou des reliques d’un martyr, et l’on dressait des contrats en bonne forme. Nous en avons conservé quelques-uns que l’acheteur a fait graver sur son tombeau pour être sûr de n’en être pas dépouillé. Il a soin d’y marquer avec exactitude l’emplacement dont il est devenu propriétaire : « C’est dans la basilique du bienheureux Laurent ou du bienheureux Pierre, la seconde colonne à gauche en entrant, près de la fenêtre, » et il ajoute le prix dont il l’a payé. Je suppose que les fossoyeurs des premiers siècles, s’ils avaient pu lire ces contrats, en auraient un peu rougi. Dans tous les cas, ils nous montrent que l’église victorieuse, au temps où elle bâtissait ses basiliques au-dessus des anciens cimetières, ne conservait plus tout à fait les