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franchement qu’elle s’appuie à l’origine sur une idée pure. Est-ce là avouer une faiblesse ? Non, mais une puissance. Les idées directrices sont des moteurs plus ou moins forts et plus ou moins sûrs mais toujours nécessaires. Elles sont pour les êtres raisonnables ce que sont les instincts pour les êtres irraisonnables. L’oiseau porte dans sa tête, l’image du nid, qui l’obsède comme un rêve, tout ensemble souvenir du, passé et pressentiment de l’avenir : il travaille sous l’empire de cette vision intérieure, jusqu’à ce qu’il lui ait donné un corps et ait posé sur la branche le nid réel où sa famille doit éclore. Et cet instinct, le plus souvent, est infaillible : le visionnaire est un prophète. Les hommes agissent sous des idées comme les animaux sous des instincts ; de même les peuples, chez qui l’idée reprend toujours la forme instinctive. Les vieux Germains, absorbés par l’idée de la bataille, rêvaient un ciel où les combattans renaîtraient de leurs blessures pour pouvoir recommencer le combat. D’autres peuples furent enivrés par l’idée de volupté et rêvèrent un paradis de houris. Il en est dont la pensée et l’instinct ont pour objet la puissance ; il en est qui sont sous l’obsession de l’utile, tandis que d’autres ont vécu pour l’idée du beau ; ceux-là ne songent qu’à travailler, ceux-ci à contempler et à admirer. Parmi toutes ces notions directrices des peuples et des individus règne la lutte pour l’existence : il se fait une sélection des idées comme il se fait une sélection des espèces ; toute idée d’ailleurs n’est selon nous qu’une forme et un type spécifique, une espèce idéale, dirait Platon. L’idée de liberté, par exemple, exprime une espèce d’êtres ayant en eux-mêmes le principe de leur action et de leur développement à l’infini. Nous rangeons tous les hommes sous cette idée d’indépendance, même ceux qui sont encore dans le plus manifeste esclavage moral, comme nous rangeons sous la notion du cercle idéal toutes les courbes réelles qui tendent à être circulaires, quel que soit encore leur écart de la ligne directrice. L’homme aspirera être libre comme une goutte d’eau qui tombe de la nue aspire à être une sphère, comme l’arc-en-ciel du nuage aspire à être un cercle. Le droit idéal de l’homme, c’est donc d’être libre, comme le droit idéal d’un rayon de lumière serait de se propager en ligne droite. Telle est du moins la notion que certains hommes et certains peuples se forment de la direction essentielle à l’humanité : le peuple français ne peut se la figurer autrement. Que d’autres peuples y parviennent et conçoivent une tout autre idée directrice, cela est possible, cela est réel ; mais comme les individus et les peuples ne peuvent se dispenser d’agir et que des êtres raisonnables ne peuvent agir sans une idée, il faut bien que chaque individu et chaque peuple cherche sa force dans son idée morale et sociale, durable ou transitoire, destinée à survivre ou à périr avec les