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des plus récens exemples de cette tendance est le livre du savant romaniste M. Ihering, professeur à Gœttingue : le Combat pour le droit[1]. Selon l’auteur, dont le but semble avoir été de justifier les tendances de la cour de Berlin, la notion du droit et celle de la force sont inséparablement unies ; non-seulement le droit doit résister à la force par la force en cas de nécessité, mais la force et le combat sont dans son essence même : « Le combat n’est pas étranger au droit, mais il est lié intimement à l’essence du droit ; c’est un élément de la notion du droit. La conception du droit n’est pas une conception logique, c’est une conception pure de la force… Le but du droit est la paix, et le moyen du droit pour assurer la paix est le combat, la guerre, la force. » On voit par quelle subtilité métaphysique M. Ihering fait entrer dans le droit comme élément cet emploi de la force qui n’est que la dernière ressource et le pis-aller du droit. De ce qu’une négation peut servir à détruire une autre négation, il conclut que la négation fait partie de toute affirmation ; de ce que « la procédure, qui n’est qu’une nouvelle forme du combat, « peut servir à rétablir le droit lésé, il conclut que le procès fait partie du droit même ; voilà le procès et la querelle érigés en système, voilà la guerre élevée à la hauteur d’une théorie. Le droit, au lieu de se borner à repousser l’attaque, attaque lui-même, devient provocateur. N’est-ce pas là confondre l’essence du droit avec sa limite et son imperfection ? Que tous les hommes respectent mutuellement leur liberté, le droit cessera-t-il de régner parce qu’auront cessé le combat et la force ? L’histoire nous montre au contraire que l’existence du droit est la fin du combat. L’esclavage, violation du droit, a entraîné de longues luttes entre les hommes, mais, comme le remarque M. Renouard, depuis que le respect de la personne humaine en a amené l’abolition, le droit règne paisiblement et la force n’a plus ici de raison d’être. De même pour les luttes religieuses : ce n’est pas le droit et la tolérance, c’est l’injustice et l’intolérance qui ont élevé les bûchers de l’inquisition[2].

L’avenir de lutte indéfinie, de guerre et de procédure que les Allemands nous ouvrent n’est point le véritable avenir ; grâce à la civilisation croissante, la force tend à passer du dehors au-dedans

  1. Der Kampf um’s Recht, traduit en français par M. Meydieu. Paris, 1875.
  2. La théorie de M. Ihering n’est que l’exagération de celle de Kant, qui avait fait entrer l’idée de contrainte comme élément dans celle du droit. Mais la force de contraindre qui doit accompagner le droit n’est pas le droit même. Bien plus, le pouvoir de contraindre n’est pas nécessairement la contrainte effective ou la force en exercice : c’est seulement la force à disposition, prête à agir en cas de nécessité. Autre chose est le pouvoir, autre chose l’usage. L’usage doit aller diminuant à mesure que le pouvoir augmente. En langage mécanique, la puissance gagne ce que perd la résistance qui lui est faite ou qu’elle est obligea de faire, car cette résistance est de la force perdue.