l’âme. Trouver cette protection extérieure du droit est le problème essentiel de la « mécanique sociale, » et les Allemands ont raison de reprocher aux Français d’en avoir trop négligé l’étude positive et pratique. Après avoir proclamé les droits moraux de l’homme, les théoriciens français ont trop oublié que la réalisation de ces droits dans un système de forces harmoniques, loin de se faire en un jour et par des coups d’autorité, est l’œuvre de la science la plus difficile et la plus longue. Ils ont trop oublié aussi que le droit-moral ne doit pas, en renonçant à la force matérielle, se désarmer lui-même volontairement. En général, nous faisons trop bon marché de la force. N’avons-nous pas vu en France les individus s’en rapporter sans cesse à l’état du soin de soutenir matériellement leurs droits, et aliéner à plusieurs reprises leur liberté extérieure au profit d’un seul homme ? Qu’avions-nous en échange ? Une simple déclaration de droits inaliénables, inscrite en tête des diverses constitutions ; déclaration d’amour platonique à laquelle le reste de la constitution enlevait toute sa vertu, système contradictoire dont le principe était : — Je veux votre liberté, — et dont les conséquences étaient : — Je vous enchaîne. Pascal avait, en termes énergiques, posé le vrai problème du droit lorsqu’il disait : « La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et que ce qui est fort soit juste. » De notre temps les moralistes, les économistes et les politiques ont trop considéré le droit pur, sans chercher assez le moyen de changer l’idée abstraite en une force matérielle : nous sommes idéalistes jusqu’à l’excès, et la doctrine même du droit en France, dans ses principes premiers que nous avons tâché de mettre en lumière, est un idéalisme pur. Un des côtés vrais des théories socialistes est d’avoir réclamé, outre la reconnaissance des droits, le pouvoir effectif de les exercer. Qui dit droit dit liberté, conséquemment pouvoir, conséquemment force[1].
Mais, s’il est vrai que la force doit accompagner le droit pour le garantir et en faire un pouvoir effectif, le droit n’est pas pour cela la même chose que la garantie du droit. Sur ce point, les théories allemandes semblent établir une confusion : elles matérialisent le droit, que la France idéalise à l’excès. Un des plus frappans et
- ↑ On peut prendre en un bon sens ce qu’écrivait M. Louis Blanc en 1839 : « Le droit, considéré d’une manière abstraite, est le mirage qui, depuis 1789, tient le peuple abusé. Le « droit » est la protection métaphysique et morte qui a remplacé pour le peuple la protection vivante qu’on lui devait. Le droit, pompeusement et stérilement proclamé dans les chartes, n’a servi qu’à masquer ce que l’inauguration d’un système d’individualisme avait d’injuste et ce que l’abandon du peuple avait de barbare… Disons-le donc une fois pour toutes, la liberté consiste non pas seulement dans le droit accordé, mais dans le pouvoir donné à l’homme d’exercer, de développer ses facultés, sous l’empire de la justice et sous la sauvegarde de la loi. »