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L’ALSACE-LORRAINE.

ne présente guère d’autre exemple d’un peuple devenu si ardemment attaché à ses conquérans et si hostile à une nation de sa race… » Rien de plus juste que cette réflexion. C’est qu’en effet l’histoire répugne aux anachronismes et que c’est se tromper d’époque que de prétendre de nos jours étayer solidement une politique sur de pures considérations d’anthropologie et de linguistique.

Ce démenti donné par l’Alsace-Lorraine à la théorie des nationalités, dont le gouvernement français, à une époque qui n’est pas loin de nous, s’était constitué le chevalier errant, est assurément remarquable, mais c’est aux institutions bien plus qu’aux hommes qu’il en faut reporter le mérite. Si les Alsaciens n’avaient eu pour tout mobile de leur résistance que leur patriotisme, ils seraient déjà presque accoutumés à leur sort, car il est dans la nature des purs sentimens, si ardens qu’ils puissent être, de s’émousser avec le temps. C’est bien là-dessus qu’on comptait à Berlin, et c’est uniquement pour y aider que le gouvernement allemand paraît avoir admis le droit d’option, tel que ce droit a été interprété et réglementé par ses circulaires. Les têtes chaudes parties pour ne plus revenir, le reste, pensait-on, se soumettrait d’autant plus aisément et plus vite à sa destinée qu’on avait, pour l’y amener et au besoin l’y contraindre, le régime de l’école et de la caserne obligatoires, instrumens de conquête morale qui jusque-là n’avaient jamais failli. Ils risquent cependant de faillir cette fois.

L’Allemagne avait cru que l’Alsace continuait, depuis la guerre de trente ans, à être peuplée d’Alsaciens : sa surprise fut grande de n’y trouver que des Français. C’est qu’elle avait compté sans la force de cohésion qu’une nation tire de son unité et sans cet invisible et inextricable autant que solide réseau que crée dans un peuple civilisé la communauté de vues et d’intérêts. C’est Proudhon, je crois, qui a donné quelque part de la civilisation cette définition, qui semblera peut-être un peu utilitaire, mais qui me paraît vraie pour ce siècle où les chevaux-vapeur tendent de plus en plus à remplacer les chevaux d’escadron : la civilisation, a-t-il dit, est le fait social de l’accroissement des richesses. L’Alsace, à laquelle aucune branche de l’activité humaine n’était demeurée étrangère et qui avait su conquérir dans toutes un rang distingué et même éminent, était hardiment entrée, sous l’aile de la France, dans cette forme moderne de la civilisation, quand survint l’Allemagne, qui, d’un coup de sabre, trancha les mille liens lentement et librement formés qui constituaient pour cette province autant de véhicules de sa substance vitale.

Que lui apportait l’Allemagne en dédommagement ? Ce n’est pas avec la seule gloire d’appartenir à un nouveau et grand empire qu’elle pouvait espérer la séduire : l’Alsace venait d’apprendre à ses