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personne et qui assurément ne contribuera point à ramener dans cette province, même pour une faible partie, la population masculine qu’elle a perdue depuis six ans.

Est-il étonnant qu’une pareille situation entretienne l’irritation en même temps qu’elle est pour les familles une cause incessants de gêne et souvent de ruine ? Il a suffi que l’Allemagne importât en Alsace-Lorraine ses institutions militaires pour que, — fait inouï dans ce pays de culture intensive, où la moindre parcelle de terre rapporte annuellement plutôt deux récoltes qu’une seule, — l’on vit des cantons entiers demeurer en jachère, faute de bras suffisans pour les cultiver, et les biens de mainmorte ne point trouver preneurs parce que la plupart des paysans, privés de l’aide d’un ou de plusieurs de leurs fils, se voyaient forcés en conséquence de réduire leur train de culture. — Pour l’industrie, il en a été de même ; il est devenu de plus en plus difficile aux manufacturiers alsaciens de recruter des contre-maîtres et des ouvriers consciencieux, habiles, dévoués à leur industrie et à leurs patrons, comme le sont d’ordinaire les ouvriers d’Alsace, que les mercenaires allemands, plus vigoureux peut-être, mais assurément moins agiles de leurs doigts, ne sauraient utilement remplacer.

S’il est triste de voir un pays perdre ainsi peu à peu, en pleine paix, la meilleure partie de ses bras, c’est peut-être un symptôme plus fâcheux encore d’avoir à constater que cette dépopulation frappe jusqu’à la réserve intellectuelle d’une province dont la mission la plus glorieuse avait été jusqu’à ces dernières années de servir d’intermédiaire désintéressé et studieux entre deux grands peuples. Nous ne voulons pas toucher incidemment ici à la grosse question de l’instruction publique en Alsace-Lorraine[1]. Nous reconnaîtrons que, par suite surtout des pénalités infligées aux parens, les écoles primaires sont devenues plus nombreuses et plus fréquentées, tout en faisant nos réserves sur la valeur de l’enseignement qui y est actuellement donné et que des Alsaciens, d’autant plus compétens qu’ils étaient avant la guerre partisans et admirateurs enthousiastes des méthodes allemandes, estiment être bien inférieur à celui que distribuaient, avec moins de bruit il est vrai, les modestes instituteurs français. Mais encore une fois, ce n’est pas de cela qu’il s’agit en ce moment. Si la population des écoles primaires, accrue du contingent apporté par les familles allemandes, a arithmétiquement augmenté, on n’en peut déjà plus dire autant de celle des établissemens d’enseignement secondaire. La

  1. Dans le neuvième chapitre de son livre, M. Ch. Grad donne de longs et intéressans détails sur cette question de l’enseignement public, qui a toujours tenu, en Alsace-Lorraine comme ailleurs, une si grande place dans les procédés d’assimilation prussiens.