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laisser la parole aux instincts de son cœur. Mais un triste et vulgaire accident, la mort d’un humble moine pour lequel il s’est pris d’affection, et celle de son chien Bacco, le précipite du haut de son orgueil dans un abîme de douleur. Il ne peut se faire à cette idée de destruction absolue, dont cependant la science lui défend de douter, et il sent que la solitude sans la foi et l’amour divin est un tombeau moins le repos de la mort. « Pendant des semaines et pendant des mois, je vécus ainsi sans plaisir et presque sans peine, tant mon âme était brisée et accablée sous le poids de l’ennui. L’étude avait perdu tout attrait pour moi, elle me devint peu à peu odieuse ; elle ne servait qu’à me remettre sous les yeux ce sinistre problème de la destinée de l’homme abandonné sur la terre à tous les élémens de souffrance et de destruction, sans avenir, sans promesse et sans récompense. Je me demandais alors à quoi bon vivre, mais aussi à quoi bon mourir ; néant pour néant, je laissais le temps couler et mon front se dégarnir sans opposer de résistance à ce dépérissement de l’âme et du corps qui me conduisait lentement à un repos plus triste encore. » De tristesse en tristesse, il en vient à envier le sort des animaux et des plantes : « L’automne arriva, et la mélancolie du ciel adoucit peu à peu l’amertume de mes idées. J’aimais à marcher sur les feuilles sèches et à voir passer ces grandes troupes d’oiseaux voyageurs qui volent dans un ordre symétrique et dont le cri sauvage se perd dans les nuées. J’enviais le sort de ces créatures qui obéissent à des instincts toujours satisfaits et que la réflexion ne tourmente pas. J’aimais aussi à voir s’épanouir les dernières fleurs de l’année. Tout me semblait préférable au sort de l’homme, même celui des plantes, et, portant ma sympathie sur ces existences éphémères, je n’avais d’autre plaisir que de cultiver un petit coin du jardin et de l’entourer de palissades pour empêcher les pieds profanes de fouler mes gazons et les mains sacrilèges de cueillir mes fleurs. »

C’est du fond de cet abîme de découragement qu’il est tiré par la découverte des manuscrits de l’abbé Spiridion, avec l’ombre duquel il n’a pas cessé d’être en relations mystérieuses. Ces manuscrits lui annoncent l’avènement d’une religion nouvelle qui peut se résumer dans l’avènement du règne de l’Esprit succédant au règne du Verbe, et qui, annoncée autrefois par Joachim de Flore, serait déposée en germe dans l’Évangile éternel. Je ne m’arrêterai pas à l’analyse de cette religion[1] dont la révolution française marque l’une des phases, car à partir de ce moment ce n’est plus en

  1. Voyez, sur Joachim de Flore et l’Évangile éternel, une très intéressante étude de M. Renan dans la Revue du 1er juillet 1866, où il est en effet question de Spiridion.