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qui, une fois démontés, ne pouvaient plus se remettre en selle.

Le génie maritime de toutes les nations, quel que soit le nom qu’on lui donne, ressemble aux astrologues du moyen âge qui s’absorbaient dans la recherche de l’absolu. Ils y engloutissaient leur fortune. De même les états consacrent à un même genre de recherche des sommes exorbitantes. Loin de se calmer, cette fièvre prend sans cesse une intensité plus grande et entraîne de nouvelles et plus fortes dépenses, car à chaque instant l’on s’aperçoit qu’elle a de plus grandes exigences, et jamais on ne peut dire : « En voilà assez. » N’est-il pas temps d’enrayer cette maladie en mettant les malades à la diète ? On peut apercevoir heureusement des symptômes de réaction, même dans des pays où le mal s’était déclaré avec la plus grande violence. Ce sentiment se révèle même en Prusse, où le gouvernement, près d’arriver au terme de la construction de sa flotte, s’aperçoit que plusieurs de ses bâtimens sont déjà arriérés, quelle que soit leur force, et qu’il pourrait être bon de s’arrêter dans une voie ruineuse et de changer de système. Du moins c’est ce qu’il est permis de conjecturer d’après certains indices. Ces signes ne signifient rien, dira-t-on, car ils ne se sont encore manifestés que dans la presse, et le gouvernement de la Prusse ne peut pas attacher une grande importance aux propos de cette Danaé qui ne lui résiste guère. Mais une correspondance adressée de Berlin à la Revue militaire autrichienne contient l’expression d’idées qui sans doute ont cours dans la société allemande et qui, par cela seul qu’elles sont justes, ont de l’importance : « L’amirauté allemande vient de prendre (1876) une décision importante : à l’avenir, on ne construira plus de grands navires cuirassés, on se contentera d’achever ceux qui sont sur les chantiers. Pour la protection de ses côtes, l’Allemagne n’a besoin que de nombreuses canonnières très fortement armées et pouvant naviguer par les petits fonds qui bordent la majeure partie de ses rivages. La flotte allemande ne devra accepter une lutte en haute mer que lorsqu’il lui sera absolument impossible de l’éviter ou lorsque l’occasion sera tout à fait favorable. L’opinion émise si souvent que nous devrions nous préparer pour la lutte contre toute escadre qui pourrait venir croiser dans nos mers est aussi surannée que l’axiome stratégique d’autrefois : essayer de s’emparer de toute place forte ou ouvrage fortifié que l’armée rencontre sur sa route.. Du reste, l’histoire de la marine dans les dernières années démontre que c’est une tâche des plus ingrates que l’attaque d’une côte ennemie bien défendue. » Les événemens de la guerre maritime en Russie donnent raison au correspondant de la revue autrichienne et justifieraient la décision du gouvernement de Berlin.


PAUL MERRUAU.