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la nature de l’homme un fond incorrigible de grossièreté, et elle ne s’inquiète pas trop des satisfactions que la littérature accorde à cet instinct ; mais, lorsqu’elle se sent attaquée dans sa constitution, dans ses bases, elle entre bien vite en défense. Qu’est-ce lorsqu’elle reçoit plusieurs bordées à la fois non-seulement dans sa mâture, mais encore dans ses œuvres vives ? Or en même temps que George Sand proclamait ainsi l’insurrection de l’amour contre le mariage, elle ne craignait pas d’attirer sur elle les foudres de l’église et celles de l’état par la hardiesse avec laquelle elle se jetait au plus fort de la polémique religieuse et politique. « Personne n’a jamais joué plus franc qu’elle à ce jeu périlleux de la vie, » disait Sainte-Beuve, qui la connaissait bien, et cette franchise de jeu est ce qui fait à mes yeux son honneur. De même qu’elle lançait ses romans au hasard, sans aucune de ces habiletés avec lesquelles Mme de Krudener préparait quelques années auparavant le succès de Valérie, de même elle s’attaquait hardiment à tous les problèmes qui préoccupaient les hommes de son temps sans mesurer pour elle-même les inconvéniens de ces attaques. Mais c’est précisément par ces hardiesses qu’elle tirait à elle et entraînait dans son cortège ces esprits, si nombreux au lendemain des révolutions, dont la soif de vérité n’est point satisfaite par les réponses de la philosophie et de la religion ou qui se plaignent de l’organisation de la société. Nous allons voir dans la suite de cette étude comment elle a traduit dans ses œuvres ces anxiétés et ces plaintes.


II

« Ne sommes-nous pas insensés dans nos mécontentemens, et n’est-ce pas une chose digne de pitié que de voir de si chétifs atomes avoir besoin de tant d’espace et de bruit pour y promener une misère si obscure et si commune ? » À lire ces paroles, ne les croirait-on pas échappées à la tristesse de Pascal ou à la sévérité de Bossuet ? Elles sont cependant de George Sand, et puisque c’est sous sa plume que je les rencontre, on ne s’étonnera pas de m’entendre dire que de tous les écrivains du siècle, c’est peut-être elle qui a sondé du regard le plus perçant les profondeurs de cette misère si obscure et si commune. N’avez-vous pas souvent remarqué ce qu’a parfois d’un peu vulgaire dans sa cause la tristesse de tous Ces grands mélancoliques de notre âge, et combien il aurait fallu peu de chose pour les consoler ? Qu’un des pistolets envoyés si flegmatiquement par Albert à son ami lui fût parti un jour dans la main, le canon maladroitement tourné, et Werther aurait été condamné sous peine d’inconséquence à devenir le plus heureux des hommes en épousant Charlotte. Ne croyez-vous pas