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occurrence un imperturbable sang-froid. Rapidement il avait arrêté son plan de conduite, et n’en dévia pas. L’officier d’ordonnance avait transmis à Brunel l’ordre verbal et positif de mettre le feu au ministère. Dans une lettre écrite de Bruxelles, le 21 janvier 1872, Matillon a affirmé qu’il n’avait ménagé aucun effort pour faire révoquer l’ordre de destruction ; cela est possible ; mais en tout cas sa tentative a échoué, et, si le ministère a été préservé, il en est bien innocent. Lorsque la réponse implacable du comité de salut public fut rapportée à Brunel, celui-ci dit : « Et les blessés ? » L’officier répondit : « Une escouade de gardes nationaux va venir les chercher. » A ce moment, minuit et demi environ, Brunel se retira suivi de tout son état-major et d’une partie de ses hommes ; son dernier mot fut adressé à Matillon : « Je vous laisse ici, et je vous rends responsable de l’exécution des ordres du comité de salut public[1]. »

Peu de temps après son départ, une bande de fédérés sans armes envahit le ministère et se précipita vers l’ambulance pour évacuer les blessés. « Où sont vos voitures ? demanda le docteur Mahé. — Nous n’en avons pas. — Où sont vos brancards ? — Nous n’en avons pas. — Eh bien ! alors, comment allez-vous les enlever ? — Ah ! nous ne savons pas. » M. Mahé se mit alors lentement et sentencieusement à discuter avec ces hommes et à leur expliquer quels sont les moyens généralement usités pour le transport des blessés. Les blessés criaient : « Nous ne voulons pas nous en aller. » Les porteurs ripostaient : « Sont-ils bêtes, puisque c’est l’ordre ; dans dix minutes, on va allumer les pétards ! » La scène qui suivit défie toute description. On prit des matelas par les quatre coins pour les emporter avec le blessé qui était dessus ; on n’avait pas fait trois pas que tout tombait ; le malade poussait des hurlemens ; alors on reprenait le malheureux, on le mettait dans un drap, on essayait de l’enlever de la sorte ; ça allait encore passablement tant que l’on marchait de plain-pied dans les appartemens, mais dès que l’on arrivait aux escaliers le fardeau échappait des mains, et

  1. Brunel, après avoir quitté le ministère de la marine, n’est pas resté oisif ; il alla proposer ses services au comité de salut public, qui sut les utiliser. Dans une lettre adressée par lui, le 9 janvier 1873, au journal la République française, il dit : « Les Versaillais ont pu me voir après la retraite de la place de la Concorde (et non la prise, comme on l’a dit) au Xe arrondissement et ensuite au Château-d’Eau, où une blessure grave m’a enlevé du champ de bataille. » — Brunel a été accusé par les habitans du Xe arrondissement d’avoir incendié le théâtre de la Porte-Saint-Martin et les magasins du Tapis rouge. Nous ignorons si cette accusation est justifiée, mais nous savons que sur un Belge nommé Van der Howen, chef de barricade au faubourg du Temple, on a trouvé un ordre ainsi conçu : a Le citoyen délégué, commandant la caserne du Château-d’Eau, est invité à remettre au porteur du présent les bonbonnes d’huile nÛDé-ràle nécessaires au citoyen chef des barricades du faubourg du Temple. Le chef de légion : BRUNEL. »