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ministère de la marine ; il leur paraissait singulièrement pénible, après avoir fait tant d’efforts pour maintenir leurs blessés à l’ambulance, d’être obligés de les livrer à l’insurrection, qui les forcerait à la servir ou les emprisonnerait. Ils se présentèrent chez Latappy, lui expliquèrent la nouvelle situation qui leur était faite et lui demandèrent d’intervenir. A côté de Delescluze, délégué à la guerre, le délégué à la marine, personnage en sous-ordre et fort peu consulté, n’était qu’un bien petit garçon. Il le sentait ; il promit cependant de faire son possible pour empêcher l’évacuation de l’ambulance. « Je tâcherai, disait-il, de vous adresser à un chirurgien moins intraitable, je ne sais si je réussirai ; lundi, soyez au ministère de la guerre avant midi : j’aurai prévenu, peut-être reviendra-t-on sur la décision prise ; j’espère, en tout cas, que l’on ne vous tourmentera pas trop. » — Le dimanche, 21, fut un jour de réjouissance ; des musiques militaires, réunies dans le jardin des Tuileries, donnèrent un grand festival imaginé et réglé par un certain docteur Rousselle qui, nommé directeur-général des ambulances le 23 avril, avait été révoqué le 5 mai pour causes familières aux gens de la commune et qui s’était improvisé organisateur de fêtes populaires. Il y eut du monde ; au milieu de la foule, Dardelle, ancien sous-officier de chasseurs d’Afrique, promu colonel et gouverneur du palais des Tuileries, promenait ses grandes bottes et ses galons tout neufs. Lorsque le concert eut pris fin, vers quatre heures du soir, un officier fédéré monta sur une chaise et, tournant le poing dans la direction de l’Arc-de-Triomphe, il s’écria : « Jurons que jamais Thiers n’entrera dans Paris ! » On jura par conviction, par esprit d’imitation ou par crainte. Serment posthume et sans conséquence ; depuis une heure, « Thiers » était dans Paris.

On apprit cette bonne nouvelle au ministère de la marine par quelques marins de l’ancienne flottille qui, ayant « couru bordée » vers le Point-du-Jour, du côté d’un cabaret où l’on fabrique de bonnes matelotes, avaient détalé à toutes jambes lorsqu’ils surent que « les pantalons rouges » se montraient dans Auteuil. Ce fut un grand désarroi dans le poste et dans la cantine ; on se parlait à voix basse et l’on ne paraissait pas rassuré. M. Le Sage, sur le pas de sa loge, M. Gablin, passant et repassant dans la cour, prêtaient l’oreille, recueillaient les propos, restaient impassibles, mais se disaient : « Enfin, cette mascarade va donc finir ! » Vers dix heures du soir, une estafette apporta à Latappy la lettre suivante, qui est fort probablement une circulaire que l’on adressa à toutes « les autorités » du moment : « La situation devient grave, les municipalités doivent se tenir en permanence, prêtes à toutes éventualités. Occupez-vous de rassembler tous les artilleurs de votre