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de l’œuvre qu’elle méditait. Malheureusement elle n’a pas vu qu’en cédant à cette grande tentation de se jeter sur l’Orient elle s’engageait dans une immense aventure où elle risquait de n’être pas toujours maîtresse d’elle-même, où le succès pouvait être un piège de plus. C’est précisément ce qui est arrivé ; c’est l’histoire de cette campagne de huit mois qui, après avoir été par momens si laborieuse, a fini par le triomphe foudroyant des armées du tsar et par une sorte d’effondrement de la Turquie. Oui, en vérité, la Russie, dans son propre intérêt, est trop victorieuse, puisque la victoire, en la portant à travers les Balkans jusque devant Constantinople, jusqu’aux bords de la mer de Marmara et de la mer Egée, la conduit à un tel enivrement de la force qu’elle ne connaît plus de mesure dans ses prétentions. Déjà les préliminaires de paix, ces préliminaires mystérieux qui arrachaient des larmes au vieux Namyk-Pacha, et l’armistice qui a livré aux Russes la plus grande partie des provinces turques, étaient certes de tristes abus de la puissance militaire. Si la paix définitive qui se négocie en ce moment, qui est peut-être signée à San-Stefano, aux portes de Constantinople, si cette paix devait être telle qu’elle est indiquée, l’empire ottoman aurait presque cessé d’exister ; il ne serait plus qu’une ombre sous la protection de la Russie, et une guerre entreprise pour des motifs peu saisissables, pour des réformes que la Turquie n’aurait pas accueillies avec assez d’empressement, finirait par la suppression d’une indépendance en pleine Europe civilisée !

Quelle serait en effet cette paix qui prendrait le nom de San-Stefano ou de Constantinople, qui viendrait couronner étrangement la campagne humanitaire inaugurée à l’origine par Un programme du comte Andrassy ? La Sublime-Porte devrait consentir à l’extension du Monténégro, à l’agrandissement de la Serbie par l’annexion d’une partie de la Bosnie, à l’agrandissement de la Roumanie par l’annexion de la Dobrutscha, sur la rive droite du Danube, à la formation d’une Bulgarie à peu près indépendante, qui s’étendrait jusqu’aux portes d’Andrinople, qui embrasserait, la vallée de la Maritza, une partie de la Thrace et de la Macédoine en touchant à la mer Egée. La Russie, pour elle, se bornerait à occuper cette Bulgarie émancipée, pendant deux ans, avec un corps de 50,000 hommes, et à diriger les premiers pas de la principauté nouvelle, qu’on aurait commencé par purger de tout élément musulman. La Russie se contenterait aussi de la portion.de la Bessarabie qui la ramènerait sur le Danube, et que la Roumanie lui céderait en échange de la Dobrutscha. Elle se contenterait encore d’une indemnité de guerre de 1,400 millions de roubles ou 5 milliards de francs, — c’est le taux réglé des indemnités, — et, à défaut d’une somme que la Turquie,ne trouverait peut-être ni dans ses caisses ni dans l’escarcelle de ses créanciers européens, le gouvernement de