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Bien qu’il ait évité soigneusement de se mettra en contradiction avec l’habile négociateur qu’il aime à écouter, avec celui qui sera peut-être avant peu son vice-chancelier et son alter ego, M. de Bismarck a tenu un autre langage que M. de Bennigsen. M. Windthorst a insinué que la partie avait été concertée, qu’on s’était distribué les rôles. M. de Bismarck a repoussé cette insinuation avec humeur, d’un ton colère. M. Windthorst a toujours eu le don de l’irriter ; le chef du centre catholique possède la malice et l’aiguillon du taon. Quoi qu’il en soit, le chancelier de l’empire et l’honorable député hanovrien n’ont pas chanté tout à fait le même air. M. de Bennigsen avait été très net sur deux points ; il avait exprimé avec chaleur les vives sollicitudes qu’éprouve l’Allemagne pour le maintien de la paix générale et l’intérêt qu’elle porte à l’Autriche, dont elle regarderait l’affaiblissement comme un malheur. Sur ces deux points, M. de Bismarck s’est dérobé. On retrouve dans sa réponse cette merveilleuse lucidité, cette incomparable limpidité d’esprit qui le distingue, et pourtant cette réponse est ambiguë, énigmatique. Son discours du 19 février est le chef-d’œuvre de sa nouvelle manière, de sa manière sibylline ; M. de Bismarck a fait son second Faust. Quelqu’un a comparé fort justement ce discours à ces portraits qui ont l’air de regarder tous cens qui les regardent. A qui le chancelier adressait-il telle allusion voilée, tel avertissement ? Était-ce au prince Gortchakof, au comte Andrassy ou à lord Beaconsfield ?

Devine, si tu peux, et choisis, si tu l’oses.


Ce qui est à noter aussi, c’est l’étrange détachement de cœur et d’esprit avec lequel il a parlé d’une situation qui cause à toute l’Europe un malaise mêlé d’angoisse, détachement qu’un journal anglais s’est permis de qualifier de cynique indifférence. Le principal personnage du plus populaire de tous les mélodrames répond à quelqu’un qui cherche à l’attendrir sur le sort d’un innocent injustement condamné : « Il ne faut pas me demander de la sensibilité, je n’en ai pas. » Il serait ridicule de demander de la sensibilité à M. de Bismarck ; mais on a dit que les grands hommes d’état avaient deux patries, le pays où ils sont nés et l’Europe. M. de Bismarck fait exception à la règle ; il n’a qu’une patrie, cette Vieille-Marche de Brandenbourg qui l’a vu naître ; c’est un grand Prussien, le plus grand des Prussiens. Il a des antipathies qui le servent, il n’a point de sympathies qui le gênent.

En somme, il a dit au Reichstag : — Nous sommes bien avec tout le monde, nous avons de l’amitié pour la Russie, nous en avons aussi pour l’Autriche, nous n’en avons pas moins pour l’Angleterre ; nous profiterons de notre heureuse situation pour donner à toutes ces puissances de bons conseils. Nous agirons en honnête courtier, wie ein ehrlicher Mäkler, qui s’entremet pour arranger une affaire. Les honnêtes