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Juliette ; mais la négligence de Leoni, tout en lui arrachant des larmes, ne parvient pas à déraciner son amour. « Pendant les nuits de jeu, j’errais seule sur la terrasse, au haut de la maison. Je versais des larmes amères, je me rappelais ma patrie, ma jeunesse insouciante, ma mère si folle et si bonne, mon pauvre père si tendre et si débonnaire, et jusqu’à ma tante avec ses petits soins et ses longs sermons. Il me semblait que j’avais le mal du pays, que j’avais envie de fuir, d’aller me jeter aux pieds de mes parens, d’oublier à jamais Leoni ; mais, si une fenêtre s’ouvrait au-dessous de moi, si Leoni, las du jeu et de la chaleur, s’avançait sur le balcon pour respirer la fraîcheur du canal, je me penchais sur la rampe pour le voir, et mon cœur battait comme aux premiers jours de ma passion quand il franchissait le seuil de la maison ; si la lune donnait sur lui et me permettait de distinguer sa noble taille sous le riche costume de fantaisie qu’il portait toujours dans l’intérieur de son palais, je palpitais d’orgueil et de plaisir comme le jour où il m’avait introduite dans ce bal d’où nous sortîmes pour ne jamais revenir ; si sa voix délicieuse, essayant une phrase de chant, vibrait sur les marbres sonores de Venise et montait vers moi, je sentais mon visage inondé de larmes. »

Si cruelle que cette existence commence à être pour Juliette, des épreuves plus cruelles encore l’attendent. Leoni, ruiné, aux abois, l’abandonne en la laissant aux soins d’un ami perfide. Juliette s’enfuit pour le rejoindre, obtenir de lui sa justification ou rompre avec éclat ; mais Leoni, tout en lui avouant quelques-unes des hontes de sa vie passée, parvient à la retenir, et, subjuguée par son amour, elle se laisse associer, tout en apprenant chaque jour quelque nouvelle infamie de son amant, à une vie de désordres, d’expédiens et de bassesses. « Il n’y a point de vigueur, Juliette, dans le sang dont vous êtes formée, » lui dit avec tristesse un homme qui l’a aimée autrefois. Bientôt elle justifie cette amère parole en devenant par son silence complice de l’assassinat de cet homme, en s’installant avec Leoni sous le nom de sa sœur dans le palais d’une princesse dont il est l’amant pour capter son héritage, en devenant l’instrument involontaire de l’empoisonnement de cette femme. Mais tant de turpitudes et de crimes n’empêchent point la misère de fondre sur Leoni, qui finit par s’enfuir après s’être efforcé de livrer Juliette par surprise et pour de l’argent à l’un de ses complices. C’est dans cette détresse que Juliette est recueillie par Bustamente, et celui-ci, même après avoir entendu ce triste récit, lui propose encore départager un nom honoré. Le lendemain, comme ils se promènent en gondole sur la Giudecca, une autre gondole pavoisée et remplie de masques, dont l’un se distingue par sa haute stature, vient à raser la leur. « Juliette ! » s’écrie tout à coup