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affaires continentales, et de lancer la Russie dans une grande aventure afin de lui rendre précieux et nécessaire l’appui de l’Allemagne et de préparer les voies à une demande de réciprocité. Un seul fait est certain : c’est que, malgré la pauvreté proverbiale de leur pays, les insurgés, qui tiraient de Raguse leurs armes et leurs munitions, soldaient tous leurs achats avec la plus scrupuleuse régularité ; et ils payaient non pas avec du papier italien ou avec des assignats d’Autriche, mais avec de l’or allemand.

L’Angleterre aurait dû être mise en garde par la singulière attitude des chefs insurgés, qui fuyaient devant les consuls d’Angleterre et d’Autriche plus vite encore que devant les troupes turques, comme si leur plus grande appréhension eût été d’obtenir le redressement de leurs griefs et d’avoir à déposer les armes. Que dire de la levée de boucliers de la Serbie et de l’entrée en campagne de cette armée où les généraux, les soldats, les canons, tout était russe, où il n’y avait de Serbes que les drapeaux et les musiciens ? Rien ne dessilla les yeux du cabinet anglais, qui s’unit à l’Autriche pour paralyser l’action de la Turquie. Bosniaques, Monténégrins, Serbes, tous furent protégés à l’envi contre les conséquences de leur conduite. La Turquie fut arrêtée au milieu de ses succès militaires, et on lui arracha les avantages matériels et moraux qu’elle avait droit de retirer des efforts qu’elle venait de faire. Cette intervention malavisée, si docilement acceptée par la Turquie, constituait tout au moins à celle-ci un droit moral à l’appui des puissances, qui apportaient de telles entraves à son action lorsqu’elle était dans le cas de légitime défense.

Non-seulement les ministres anglais n’eurent pas le sentiment des obligations qu’ils assumaient par leur continuelle intervention, mais ils ne se montrèrent sévères qu’à l’égard de la Turquie. La condescendance pusillanime dont ils firent preuve pour les instrumens et les complices de la Russie porta les fruits qu’on en devait attendre. Elle inspira aux cours du Nord, qui avaient soulevé la question d’Orient, une tentative pour résoudre cette question en dehors de l’Angleterre et contre elle. Un mémorandum, destiné à être présenté à la Turquie et indiquant les réformes que celle-ci serait tenue d’introduire dans son administration intérieure, fut préparé à Berlin, dans une conférence séparée entre les représentans de la Russie, de l’Allemagne et de l’Autriche. Lorsque les trois cours se furent mises d’accord sur le texte de ce document, le mémorandum fut présenté à l’adhésion de la France, de qui l’on attendait un acquiescement pur et simple. Cet acquiescement obtenu, le mémorandum eût été communiqué à l’Angleterre comme une démarche déjà résolue par l’Europe, comme un fait acquis, désormais indépendant de toute résolution qu’elle pourrait