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savoir-vivre ne lui étaient pas plus inconnus qu’à ses collègues d’Europe. Il réunit à sa table le corps diplomatique, les étrangers de distinction et deux amiraux anglais dont les flottes étaient venues appuyer de leur présence les prétentions de l’Angleterre. Le banquet, servi à l’européenne et à la chinoise, fut très somptueux. Il se composa de douze services, et, dans les intermèdes, les invités durent se résigner à entendre de la musique vocale et instrumentale. Ce qui manqua complètement à cette fête, ce fut la gaîté. Aussi les diplomates purent, sans être distraits, juger en conscience des mérites respectifs de la truffe et du nid d’hirondelle, discerner si le samshu ou l’eau-de-vie de riz est supérieur à notre fine eau-de-vie de Cognac. Li-hung-chang, qui avait endossé pour la circonstance ses plus beaux habits, se leva au dessert, et prononça avec une certaine timidité un speech à l’européenne. « Je veux maintenant remercier mes hôtes du plaisir qu’ils m’ont fait en prenant part à ce pauvre repas… J’ai eu déjà l’honneur de rencontrer plusieurs des personnes qui sont ici présentes, mais jamais il ne m’avait été accordé de les voir toutes réunies autour de moi, et de les entretenir sans souci des affaires publiques. Dans ce port de Che-fou, où souffle une brise pure qui fortifie nos corps, en vue d’un site délicieux bien fait pour réjouir les yeux, il est doux de sentir nos esprits en harmonie avec les beautés de la nature et de pratiquer l’amitié et la franchise, ces deux sentimens les plus nobles du cœur humain. En appliquant ces belles facultés aux relations diplomatiques, les personnes présentes seront toujours sûres de rester unies et de vivre en frères. S’il en est ainsi, — et c’est mon espoir, — mes hôtes illustres justifieront cet adage d’un ancien sage de l’Empire des Fleurs : « Ceux qui vivent enfermés dans les quatre mers sont amis. »

M. Wade, en sa qualité de doyen du corps diplomatique, remercia, mais en donnant à entendre qu’il croyait la paix pour longtemps assurée dans l’extrême Orient. Puis le ministre anglais porta un toast à l’impératrice douairière de la Chine. Ce qui explique cette habile attention, c’est que le jour du banquet correspondait avec l’anniversaire de la naissance de sa majesté chinoise. Après d’autres discours sans importance, Li-hung-chang se leva de nouveau pour porter un toast à la marine française, et en particulier à notre compatriote M. Giquel. « A M. Giquel, dit le vice-roi, à celui qui a aidé fortement la Chine à se créer une marine nationale ! » Le ministre de France répondit, en faisant remarquer que le principal mérite de M. Giquel était dans l’énergie avec laquelle ce dernier avait prouvé aux Chinois qu’ils n’avaient besoin de personne pour devenir un grand peuple. Le banquet terminé, les invités défilèrent devant les troupes sous les armes.