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son journal le bonheur qu’il éprouve à reposer sa tête sur un bon oreiller, dans une maison bien close, à l’abri des indiscrétions des curieux. Le 2 décembre, il remontait cependant dans sa chaise pour continuer son voyage, protégé cette fois, non par quelques misérables soldats, mais par deux mandarins de qualité nommés Chon et Yang. Le vice-roi du Yunnan, craignant qu’à Ta-li-fou la population ne fût hostile à son hôte, lui avait attribué cette escorte princière ; il fit plus : partout des ordres furent donnés pour que M. Margary fût traité en mandarin de première classe, avec titre d’excellence, gîte et nourriture assurés.

La route de Yunnan-fou à Ta-li-fou n’est presque partout qu’un sentier de chèvres, et cette route étroite est en outre constamment encombrée par des chariots, des centaines de mulets et d’ânes porteurs de sacs de sel. Aussi que de fois notre voyageur a failli rouler dans la boue avec sa chaise et ses quatre porteurs au grand détriment de sa nouvelle dignité ! Il en riait en compagnie de ses compagnons, tout aussi maltraités que lui. M. Margary a laissé une esquisse curieuse de ces deux personnages. « Le mandarin Chon est jeune et délicat comme une femme ; lorsqu’il parle ; il écoute le son de sa voix et semble répéter un rôle. Son passe-temps favori consiste à fumer de l’opium ; les fatigues du jour n’accablent plus cet homme efféminé dès qu’étendu sur un lit en rotin, son domestique lui passe jusqu’à dix fois différentes une petite pipe pleine de la drogue de Bénarès. » J’enviais cette philosophie, dit Margary, et je ne dis plus de mal de l’opium depuis que j’ai vu combien son usage est utile à certaines natures. Le second mandarin, Yang, vieux soldat de soixante-cinq ans, avait une voix aussi rude que ses yeux étaient doux. Il eut un soin paternel de M. Margary ; il aimait à lui raconter qu’il avait longtemps guerroyé contre les Miao-tzu et les mahométans à l’époque où ces derniers occupaient Ta-li-fou. — On était déjà en décembre ; le froid incommodait beaucoup les voyageurs, et nulle part il ne leur fut possible de se procurer des vêtemens d’hiver. À ce propos, M. Margary fait remarquer que s’il existait une bonne route entre Yunnan-fou et Bhamô, les marchandises européennes trouveraient un grand débouché sur les marchés de Kwei-chou et de Ssu-ch’uan. Le peuple ne peut se procurer du drap, tellement le prix en est élevé. Les allumettes y sont encore inconnues, et les Chinois ne se lassaient pas d’envier celles que le voyageur faisait étinceler devant eux. Il n’y a que très peu de montres, et les classes riches ne demandent qu’à en acheter. Tous les objets dont se servait M. Margary pour sa toilette, ciseaux, rasoirs, couteaux, lime à ongles, etc., plongeaient dans un profond étonnement ceux qui les voyaient.