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Il perdit là une semaine dans une attente inutile, et ce délai eût été insupportable si, à l’ancre, le bateau n’eût été garanti d’une chaleur torride, sous les feuillages de mûriers magnifiques. M. Margary descendit tous les jours à terre pour s’y livrer au plaisir de la chasse, abondante en perdrix et en faisans. Un jour, en allant rendre visite au mandarin militaire qui représente l’autorité de l’empereur à Lo-shan, sa chaise à porteurs fut entourée par une bande de conscrits en route pour Formose, qui criaient à tue-tête : « Ha ! ha ! voilà un diable étranger ! assommons le diable étranger ! » Margary avait laissé dans son bateau son Penang lawyer[1], c’est-à-dire un solide gourdin, et son regret fut vif de ne l’avoir pas sous la main. Les jeunes braves, le voyant sans armes, saisirent les extrémités des bambous qui supportaient la chaise, imprimant au léger véhicule le plus insupportable des roulis. Le sourire aux lèvres, le dépit au cœur, notre voyageur méditait comment il pourrait, de son poing fermé, frapper la face du plus entreprenant des conscrits, lorsqu’un coup violent donné par son domestique dans la poitrine d’un des assaillans fit faire le vide autour d’eux. Le mandarin était heureusement un homme aimable et paisible, qui offrit à M. Margary deux licteurs pour protéger son retour. Dès que M. Margary fut sur son bateau, il harangua la foule en ces termes : « Pourquoi m’entourez-vous d’une si rude manière ? Est-ce là votre politesse pour les étrangers ? J’ai entendu dire cependant que le peuple chinois se distinguait des autres peuples par sa courtoisie. Est-ce celle que vous me montrez ? Irai-je dire à mes compatriotes comment vous m’avez traité ? » L’effet de ce petit discours, prononcé en langue indigène, fut étonnant. Les assaillans se retirèrent en silence, presque confus, les plus vieux d’entre eux reprochant aux plus jeunes leur manque de respect.

Il est dans la nature des Chinois de s’incliner devant une supériorité physique ou morale. Un bon coup de bâton et quelques mots énergiques dans leur langue font qu’ils vous respectent. Isolés, ils sont doux et polis ; en nombre, ils sont dangereux. Le mandarin, en homme qui connaît les usages, rendit dès le lendemain la visite qu’il avait reçue. Il vint à cheval, et parla à M. Margary du livre d’un de ses compatriotes nommé Pin ; ce Pin, après avoir été en Europe, avait écrit ses impressions de voyage. L’auteur y représente, paraît-il, l’Angleterre comme la première des nations. M. Margary, flatté, offrit du Champagne, du soda-water et une cigarette à l’élogieux visiteur. Celui-ci, non moins civil, passa à son premier domestique la cigarette aux trois quarts consumée, et le domestique, après l’avoir aspirée une fois, en remit poliment les débris aux autres serviteurs présens.

  1. Avocat du Penang.